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Encore circule-t-il à travers cette épigramme comme un sourire, un souvenir des frivolités charmantes de l'amour heureux. Il s'en dégage même une sorte de conseil aux amoureux, moralité de ce petit conte. Mais que dire de l'épitaphe d'un apoplectique dont on ne parvient même pas à découvrir si elle est ironique ou sérieuse?

Bourdin (1) eut un esprit veillant incessammant,

Et un corps endormi chargé d'âge et de graisse.
L'esprit prompt se plaignoit du corps tousjours dormant :
Le corps lourd de l'esprit qui n'avoit point de cesse.

Le Ciel, pour appaiser ces estranges discors,

A fait venir la Mort, ce pendant qu'il sommeille,

Qui d'un somme eternel a fait dormir son cors,
Afin que son esprit plus à son aise veille.

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Or la note n'est pas donnée plus de trois fois, nous pouvons donc considérer le morceau comme un des types achevés de la poésie française, telle que Malherbe l'entead et quelle qualité a-t-il sinon d'être une antithèse bien bàtie et bien développée?

Si on songe, en outre, que sur une douzaine de passages qui ont obtenu le suffrage de Malherbe, (3) les deux tiers n'ont pas d'autre valeur, qu'en conclure sinon que l'antithèse est son image favorite? (4)

Et n'est-elle pas la grande ressource de l'éloquence et parfois de la rhétorique?

On pourrait montrer, en outre, que tous les éloges accordés à Desportes dénoncent chez Malherbe une préférence marquée,

(1) Ce Gilles Bourdin était procureur général du roi au Parlement. Il avait commenté Aristophane. V, Ste-Marthe. Elog. II, p. 50.

(2) Epit. IV, 464. Chasles (art. cit. p. 148), avait déjà relevé ce jugement de Malherbe sans se l'expliquer toutefois. Comp. encore les stances 9° et 10o, de D. II, compl 1, que Malherbe admire (IV, 281).

(3) On en trouvera en foule dans ses œuvres I, 134; 135; 179. v. 35; 193, v. 12, etc., etc.

(4) On verra dans le chapitre de la netteté comment Malherbe enseigne minutieusement à construire les antithèses.

presque exclusive, pour des qualités essentiellement oratoires de logique, de clarté, de force.

Mais l'amour qu'il a pour toutes ces choses s'accusera avec une autre évidence dans la multitude des critiques que nous aurons à classer.

Rien qu'à en feuilleter négligemment la longue liste, on s'aperçoit qu'on a à faire non à un homme qui sent, mais à un homme! qui raisonne : « C'est mal raisonné », « cette conséquence n'est pas à propos », « voilà une ratiocination bien étrange. » « Quelle apparence y a-t-il d'argumenter de cette façon?» « Pour être bon dialecticien il eût fallu dire » etc. (1).

Voilà, en effet, de quoi il est question

d'arguments, de dialectique, de raison; d'imagination jamais ou presque jamais. L'illusion de Malherbe à ce sujet est si forte, qu'après avoir discuté avec son adversaire une pensée qu'il juge illogique, après lui avoir posé un dilemme, il conclut par ces mots étranges: « c'est mal imaginé. » Imagination et raison pour lui ne font qu'un, elles se confondent, c'est une même chose sous deux noms (2).

Aussi n'avons-nous pas besoin de pousser plus loin notre démonstration. Pour la faire complète il faudrait ajouter tout ce qui va suivre et montrer que parmi la masse des observations sur Desportes, sauf celles qui concernent la rime, la césure, l'harmonie, la versification en un mot, et quelques autres qui ont trait au vocabulaire, toutes auraient pu être faites sur le texte d'un prosateur et peuvent servir à l'orateur aussi bien, et mieux. peut-être, qu'au poète.

Le Commentaire, on le verra assez, ne fournit guère qu'une rhétorique; c'est le code d'une école essentiellement oratoire.

(1) V. D. II, 41, IV, 285; I, comp. 1, IV, 262; Am. H. son. 56, IV, 315, Cleon. st. 1. IV, 332; Comp.: D. I, ch. 4, IV, 269.

(2) V. D. I, Rim 3 tierces, IV, 272. Comp.: IV, 343.

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CHAPITRE II

LA CONSTRUCTION D'UNE PIÈCE

De la manière de conclure. - Des contradictions. Des incohérences. De l'ordre et de la gradation.

Malherbe conçoit un sonnet ou une élégie comme une unité logique qui démontre, discute, tout au moins expose quelque chose de bien déterminé. (1) Chacune de ses odes à lui a un objet précis : l'une célèbre, l'autre console, toutes vont à un but fixé d'avance.

Pindare, il est vrai, faisait autrement; mais le dessin de ses mosaïques faites d'idées, d'images, de souvenirs que le hasard seul semble avoir juxtaposés échappait aux yeux de Malherbe qui ne voyait dans ce beau désordre que « galimatias. » (2)

Aussi quand Desportes tombe dans la même faute, fait du décousu, énumère, par exemple, ses misères dans une série d'exclamations détachées, Malherbe ne s'inquiète pas de savoir s'il a voulu de la sorte imiter l'incohérence de la passion, ni même s'il y a réussi : <<< Son sonnet ne veut rien dire, et tous ceux qui seront composés de pièces rapportées comme cettui-ci, ne vaudront non plus que lui. » (3)

Il faut que les strophes, les quatrains et les tercets, de quelque

(1) On peut voir dans le Commentaire qu'il fait souvent un sommaire des pièces de Desportes, pour se les résumer à lui-même. El. I, 9, IV, 362; lb. 13, IV, 369; Ib. 14, IV, 370; 15, IV, 371. etc.

(2) Rac. dans Malh. (Eur. I, LXX.

(3) Cleon. 85, IV, 349.

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point qu'ils partent et quelque route différente qu'ils suivent, se rejoignent à un endroit qui est la conclusion où l'impression générale se condense et s'accuse, où l'idée quelquefois se dénoue, quelquefois se fixe ou se résume, s'affirme en tous cas toujours avec son maximum de force et de clarté.

Desportes, qui commence souvent bien, a le tort d'oublier que finir n'est pas conclure, et soit que sa verve s'épuise, soit qu'il ne se donne pas la peine de la soutenir, au lieu d'une surprise il ne ménage au lecteur qu'une déception. Voici un acte de foi qui s'annonçait résolument :

Je ne suis point jaloux, ny ne le veux point estre...
J'ay sur vostre constance assis mon bastiment,
C'est une eternité, s'il ha bon fondement,

Sinon au premier vent adieu l'architecture...

On prévoyait, on sentait venir des menaces, la promesse ferme qu'une faute commise s'expierait vite et cruellement. Mais non, dans les derniers vers toute cette colère préventive s'éteint et se termine par un serment naïf, presque ridicule :

Si ce malheur m'advient, sainctement je promets
Qu'aus sermens et aux pleurs je ne croiray jamais,
Ny qu'au cœur d'une femme une seule amour dure. (1)

Malherbe trouve non sans raison que « c'est froid. » Il ne tolère pas ces vols brusquement interrompus qui tombent au moment où l'on croyait que le poète allait planer ou peut-être s'élever encore et son lecteur avec lui. Et vingt fois il proteste contre ces défaillances. (2)

Il lui faut à cet endroit plus qu'une pensée ordinaire, plus qu'un bon vers, quelque chose de supérieur, qui arrête et qui frappe.

(1) D. II, 24, IV, 279.

(2) D. II, 18, IV, 278; ib. 4, IV, 273; ib. 36, IV, 284; ib. 61, IV, 291; comp.: 1, IV, 281; Am. H. 29, IV, 305; ib. 40, IV, 311; ib. comp. : 2, IV, 316; ib. 77, IV, 320; Cleon. 50, IV, 341; Div. Am. sur son portrait, IV, 447; ib. 27, IV, 437; ib. pour un miroir, IV, 448; ib. 6, IV, 423; Berg. et Masc. 1, IV, 450: ib. ép. 7, IV, 455; Epit. de Diane, IV, 463.

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