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Celui au contraire qui enseigne que l'art est chose raisonnée et préméditée, qui fait si grande la part de la volonté lui doit, s'il est chef d'école, de la diriger. Qui dit labeur dit méthode. L'idée devait donc venir tout naturellement à Malherbe d'en donner une.

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Avec ses habitudes d'esprit, cette méthode ne pouvait être que la sienne.

Or on sait, d'après les modèles qu'il a fournis, quel idéal il s'était fait de la poésie. Dès le XVII siècle, Chapelain le déterminait avec beaucoup de justesse: « Ce que Malherbe a d'excellent et d'incomparable, dit-il, c'est l'élocution et le tour des vers et quelques élévations nettes et pompeuses dans le détail qu'on pourra bien imiter, mais jamais égaler. Ces parties toutefois ne sont guère plus poétiques qu'oratoires, et ceux-là ne lui ont guère fait de tort qui ont dit de luy que ses vers estoient de fort belle prose rimée. » (1)

On ne peut mieux juger les bons morceaux de Malherbe: ils sont oratoires; ce qu'il y atteint, ce n'est pas la poésie à proprement; parler, c'est l'éloquence poétique; le mot n'est pas de moi, je le trouve déjà dans du Perron. (2)

Aussi bien ne jugeait-il pas qu'il put y avoir autre chose, ni que le poète sentit et conçût autrement que le prosateur. Prose et poésie ne sont pas identiques pour lui, mais de même essence: oux öpotz, ὁμοούσια.

Son Parnasse est bien encore la montagne au double sommet au haut desquels se trouve d'un côté l'ode, de l'autre le discours. Mais ce qui distingue également les deux genres suprêmes des « badineries » ou des productions inférieures qui sont en-dessous, lettres, romans d'un côté, satires, vaudevilles, pastorales, comédies

(1) Chap. Let. I, 637. Régnier et Me de Gournay avaient eu le tort de ne pas accorder même que ce fût de la belle prose. « Leurs stances, dit cette dernière, sont non membres de la poésie, mais une prose rymée et la plus mince et superficielle de toutes les proses. » (Omb. 642.) Ailleurs Chapelain affirme que Malherbe « a ignoré la poésie, de la sorte que tous les maistres des bons ages l'ont connue. » (I, 19)

(2) Traité de l'Eloq. L'expression est aussi dans Ronsard.

de l'autre, pour lesquelles suffisent la grâce, l'enjouement, l'esprit, la facilité, c'est pour l'ode comme pour le discours, l'éloquence. (1) Il y en a deux sortes, il est vrai, une oratoire, une autre poétique, mais toutes deux proviennent d'un même don naturel, disposent à peu près des mêmes moyens (2). Le poète est un cavalier, l'orateur un fantassin (3), mais presque semblablement armés tous deux, soumis à la même discipline, ou encore pour emprunter à Malherbe une autre de ses images, ce sont deux voyageurs qui font la même route, dont l'un marche librement, dont l'autre s'avance en mesure. (4)

Cela revient à dire sans figure que la poésie est de même nature que la prose, qu'elle a le même objet, le même but, la même origine, qu'elle est seulement sujette à quelques règles de plus, qui sont surtout celles de la mélodie et du rythme.

De là l'importance qu'il donne à cette forme extérieure de la poésie et les sévères exigences qu'il lui impose. De là aussi ses protestations et ses railleries quand on lui disait qu'il y avait du nombre en prose. Cadencer des périodes c'était faire des vers et confondre tout, puisque la vraie démarcation était là. (5)

(1) Voir pour ces distinctions de genre: Malh. Comm. El. II, av. 1, IV, 391. Ib. I, 13, IV, 370; Rac. ŒŒuv. I. 339, et 355, 356.

(2) V. La Mothe le Vay. Let. à Naudé, 108.

(3) Pour les poètes ce seroit démonter des cavaliers, comme disoit Malherbe, que de les mettre en prose, ces deux genres d'escrire ayant des formes differentes qui ne s'entre-accomodent pas. (Chap. Let. II, 413, note).

(4) Rac. I, 339

(5) Rac. dans Malh. Eur. I, LXXXVI. Il en résulte que la conclusion naturelle et nécessaire de cet ouvrage serait une étude approfondie de la versification de Malherbe. Nous avions en main les matériaux pour la faire. Mais à la suite d'une entente avec M. Allais, qui poursuit des recherches approfondies sur ce terrain, je lui ai laissé le soin d'exposer cette partie de la réforme. En attendant on consultera les travaux de Beckmann, Etude sur la langue et sur la versification de Malherbe (Elberfeld 1873, Johannesson, Die Bestrebungen Malherbe's auf dem Gebiete der poetischen Technik, (Halle 1881) Græbedinkel, der Versbau bei Ph. Desportes und Fr. de Malherbe (Franz. Studien I, 41) Kalepky, In welchen Umfange wollte Malherbe in der poetischen Technik Aenderungen herbeiführen? (Berlin 1882) Braam, Malherbe's Hiatusverbot und der Hiatus in der neufranzoesischen Metrik. (Leipzig 1884). Lierau, Metrische Technik der drei sonettisten Maynard Gombault, Malleville, verglichen mit derjenigen Malherbe's.

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Est-il besoin de prouver que nous ne nous trompons pas sur la conception que Malherbe a eue de la poésie?

Qu'on oublie le développement même de la littérature française après lui et les preuves indirectes que les disciples nous donneraient des erreurs du maître.

Ses propres aveux suffisent pour le convaincre. Que va-t-il choisir dans ses poèmes? Sont-ce les quelques vers imagés et pittoresques qui charmaient Chénier? Nullement. On dirait qu'il a conscience que ces fleurs sont nées au hasard dans son jardin et que ce n'est pas lui qui les a semées. Non! son morceau favori, c'est cette apostrophe harmonieuse, aux vers bien rimés, sans bourre ni cheville, bâtie de beaux moellons bien symétriques, période savante, régulière, antithétique, parfaite enfin, mais sans aucune poésie qui commence :

Beaux et grands batiments d'éternelle structure, (1)

ou bien encore cette promesse d'amour :

Je ne ressemble point à ces foibles esprits,

Qui bientôt délivrés, comme ils sont bientôt pris,
En leur fidélité n'ont rien que du langage;
Toute sorte d'objets les touche également;
Quant à moi, je dispute avant que je m'engage,

Mais quand je l'ai promis, j'aime éternellement. (2)

On l'a à peine lue que les vers de Victor Hugo viennent chanter à la mémoire et montrer que Malherbe se trompait s'il croyait que c'était là de la poésie. (3)

On peut lui accorder, il est vrai, que, comme beaucoup d'autres, il était mauvais juge de ses propres vers. Mais comment alors commet-il, en appréciant les autres, les mêmes erreurs ? Pourquoi

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A l'aile vive et peinte, au langoureux ramage,
Ont un amour qui mue ainsi que leur plumage.

Les vieux, dont l'âge éteint la voix et les couleurs,

Ont l'aile plus fidèle et, moins beaux, sont meilleurs..... (Hernanı III,

laisse-t-il passer dans Desportes, comme nous l'avons vu,

tout ce

qui est vraiment poétique, tandis que quelques morceaux obtiennent son indulgence sans avoir d'autres mérites que d'être des raisonnements bien menés? Voyez le suivant :

J'excuse le mary de celle qui m'a pris

D'estre si déffiant, de n'aller point sans elle :
Je voudroy deux cens yeux, de peur d'estre surpris,
Si j'estoy possesseur d'une chose si belle.

Le Gouverneur d'un fort vigilant et fidelle (1),
Jamais d'un long sommeil (2) n'assoupit ses espris.
Il s'éveille en sursaut, court à la sentinelle,

Et craint toujours qu'on ait (3) sur sa place entrepris.
Le maudit usurier, qui sa richesse adore,
Sent, dés qu'il en est loin qu'un soucy le devore,
Et que mille glaçons le transissent de peur.

Hé qu'est-ce qu'un thresor, ou qu'une forteresse
Aupres de la beauté qui fait vivre mon cœur ?

Son mary fait donc bien gardant telle richesse. (4)

Assurément le sonnet est « net » et l'a fortiori est en bonne et due forme. Est-ce néanmoins ce qu'un poète serait allé chercher dans le livre des Amours de Diane?

Or tous les choix de Malherbe sont à l'avenant. Aucun ne révèle le goût d'un poète, presque tous celui d'un rhéteur.

Sans cette observation préalable, plusieurs de ses remarques seraient inexplicables. Ainsi on se demande tout d'abord ce qui a pu faire apprécier un vers aussi banal que celui-ci :

(I) ne voit point de fin à l'oeuvre commencée. (5)

Ce n'est assurément ni la profondeur de la pensée, ni la beauté du style simple et nu, ni l'harmonie de cette demi-césure fin à.

(1) « Fidèle est ici hors de sa place, il n'est question que de vigilance; et puis, vous diriez que le fort est vigilant et fidèle. »>

(2) « Somme, non sommeil. »

(3) « Mauvaise césure; dis qu'on n'ait. »

(1) D. II, 30, IV, 282.

(5) Div. Am. à M11a J. de Brissac, IV, 419.

Mais, à y regarder de près, le vers a un mérite que nous verrons distingué ailleurs encore: il présente une opposition entre les mots fin et commencée. Il n'en faut pas plus pour qu'on le remarque. Chaque fois que Malherbe rencontre une antithèse bien faite, il se déclare satisfait. Voici toute une série de vers qui sont ainsi jugés bons ou très bons:

Le mal est grand, mais pire est le remede (1).

Son propos me chassoit, ses yeux me rappeloient,

Dieu ! que j'aime ses yeux, et que je hay sa bouche! (2)

Il faut continuer, quoy que j'en doive attendre:

Ce fut temerité de l'oser entreprendre,

Ce serait lascheté de ne poursuivre pas (3).

Je laisse au Philosophe et aux gens de loisir
A mesurer le temps par mois et par journees,
Je compte, quant à moy, le temps par le desir (4).
Tant de rapports facheux indignes de nostre ire,
Ne sortent que d'esprits jaloux ou malcontans:
Je suis d'advis de faire, et de les laisser dire,

Ils en auront la peine et nous le passetans (5).

Quand au lieu d'un vers ou deux, c'est une strophe ou une pièce entière qui est faite de ces contrastes, cette harmonie, ce balancement de la pensée enchante Malherbe comme ici :

Je voulu baiser ma Rebelle,

Riant elle m'a refusé :

Puis soudain sans penser à elle,
Toute en pleurs elle m'a baisé,
De son dueil vint ma jouissance,
Son ris me rendit malheureux.

Voilà que c'est, un amoureux
A du bien quand moins il y pense (6).

(1) D. I, 24, IV, 253.

(2) Cleon. 12, IV. 331.

(3 Am. H. son. 9, IV, 298.

4 Cleon. son. 1, IV, 329. 5 Berg, epigr. 4, IV, 455. 6 Berg. epigr. 1, IV, 451.

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