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C'était lui encore qui l'avait introduit dans la faveur de Henri III et avait assuré les débuts de sa fortune (1). De là des rapports constants entre eux, on se rendait mutuellement visite, on échangeait des livres (2), on s'invitait. Tallemant raconte que l'abbé ne pouvait se décider à appeler le cardinal Monseigneur et qu'il lui écrivait Domine. L'histoire n'est peut-être pas vraie, elle est vraisemblable. D'abord on n'appelle pas Monseigneur un homme qui chez vous « saute 22 semelles avec des mules et des escarpins» (3). Puis si l'un des deux était dans leurs relations traité en supérieur, c'était malgré les apparences Desportes et non du Perron. Une lettre très curieuse en fait foi (4) Le ton est d'un ami, mais qui se souvient avoir été un protégé.

Il n'eût tenu qu'à Vauquelin d'avoir aussi sa part de fortune,

le fit tenir par trois ou quatre autres qu'il avoit avec luy et le poignarda. Le voylå en prison. Des Portes, alors en grand crédit composa avec les parents du mort pour deux mille escus qu'il presta à du Perron.

(1) (II eust l'honneur) d'entrer au service particulier du Roy Henri III, à la sollicitation et recommandation dudit sieur de Tyron, qui, comme las de la Cour, et voulant jouy du fruict et du loyer de ses dignes services, le proposa au Roy pour entrer en sa place (Vie de l'ill. card. d. Perron dans du Perron, Euv. p. 5).

(2) Je n'ai plus aucun livre d'humanité, ni poetes, ni orateurs, ni historiens, j'ay tout baillé à M. de Tyron. (Perronna p. 232-233).

(3) Perronna p. 232-233.

(4) Voici le texte de cette lettre qui figure dans les Ambassades et négociations du Cardinal du Perron, p. 120.

A Monsieur de Tyron, Conseiller du Roy en son Conseil d'Etat à Bonport. Monsieur, j'estois party de Condé, en intention de passer outre, et vous aller voir à Bon-port. Mais mon Cocher estant tombé malade, j'ai esté contraint de changer de dessein et de prendre le chemin du logis. sous la conduitte d'un chartier, que j'ay substitué comme un nouveau Phaethon, en sa place. Cela me fait vous envoyer ce laquais, pour scavoir de vos nouvelles, et vous supplier me mander, si je n'auray pas l'honneur de vous voir à Condé, devant que vous quittiez l'air de ce païs, et quand je me puis promettre ce bien, afin que j'advertisse Monsieur Chovayne de me venir aider à vous y recevoir, selon la prière qu'il m'en a faitte. Je conteray ceste faveur, pour la meilleure aventure qui soit arrivée à ma maison, depuis que j'y suis et qui y arrivera jamais de mon vivant. Et en ceste espérance, demeureray, Monsieur, vostre plus affectionné serviteur. J. Evesque d'Evreux. (D'Evreux ce jour de Pentecoste. 1604).

Desportes le poussait à la demander. On sent même à la réponse que lui fit ce provincial entêté avec quelle insistance il essayait de le séduire, d'attirer vers la cour un sauvage épris de l'amour des champs. Quand le favori vit qu'il n'y réussirait pas, il lui envoya du moins dans sa retraite tout ce qu'il put de faveurs: l'intendance des côtes de la mer, la lieutenance du présidial de Caen (1572) (1). En outre il eut bientôt liberté de recommander le fils à défaut du père, et sur ses instances Nicolas des Yveteaux devint précepteur de César de Vendôme (2).

A ces noms, on ajoute en général ceux de Bertaut, de Nicolas Rapin, de Monstreul, de Pasquier, dont les relations d'amitié avec notre poète sont très connues et certaines.

Ceux qui ont voulu grossir la liste se sont appuyés sans le dire sur un document qui n'a qu'une valeur très relative, la fameuse élégie de Rapin sur les obsèques de Desportes, dont l'analyse mérite de trouver place ici.

C'est un long poème en latin adressé à Gillot, et qui figure à la page 47 des œuvres de Rapin :

L'ami de Desportes a fait un songe affreux qu'il veut confier à Gillot, comme il lui confie ses joies : « Voici que vers la fin de la nuit précédente, alors qu'il dormait ou semblait dormir, car il n'est pas sûr d'avoir rêvé, il a vu un long cortège funèbre défiler devant lui.

«En tête, les Amours, enfants de choeur de cette fèle païenne, vètus de noir, ouvraient la marche, suivis bientôt des Satyres, des Faunes, de Pan entouré des divinités champêtres, portant des torches funèbres ou des bannières, entrechoquant des cymbales, emplissant les rues du bruit des trompettes. Les Naïades, Dryades, Nymphes ont apporté des couronnes faites avec les fleurs de la saison; violettes, jacinthes, roses et safran pourpré. Elles pleurent silencieusement,

«Derrière, les trois Graces, leurs bras blancs entrelacés, précèdent les neuf Muses, dont le manteau traîne longuement comme

(1) Voir Vauquelin. Dern. sat, du livre I. Cf, Préf. de l'éd. Travers LXVIII. (2) Tall., Hist. I, 340.

une robe de deuil. Erato a mis le voile des veuves; Vénus a le visage tout décomposé, d'une main elle conduit son fils, de l'antre elle essuie les larmes qui coulent comme au jour où elle a perdu Adonis.

« C'est Apollon qui officie, vêtu de la trabée, Mercure a le bâton du maître des cérémonies, Pallas fait la pleureuse."

«Alors vient le corps, à demisoulevé surun siège d'ivoire. Hélas! Rapin ne le reconnaît que trop, malgré sa pâleur, il semble animé encore du souffle intérieur, c'est Desportes, l'illustre Desportes!

Et ici commençe l'énumération des personnages vraiment intéressante pour nous :

« Dix hommes portent le corps sur leurs épaules. Ce sont les grands musiciens du temps, Savornin (1) dont la grâce avait conquis la faveur du roi Henri III; le Bailly (2), Balard (3), le vieux de Vaumeny (4), le Polonais français (5), Eustache du Corroiz (6),

(1) Savornin avait chanté dans le « ballet comique de la reine » le 15 oct. 1581. Il était chanoine de la S Chapelle...

(2) Henri le Bailly, surintendant de la musique du roi Louis XIII, qui a composé des ballets et des psaumes encore manuscrits, (V. Fétis, Biogr, des music, art. Bailly). Malherbe a collaboré avec lui (Malh. Œuvr., III, 290)Comp. encore Recueil des cartels .. d'arril 1612. Paris, Micard.

(3) Pierre, de la célèbre famille des Balard ou plutôt Ballard qui pendant si longtemps eut en France le monopole des impressions musicales. (V. Fétis, ib, art. Ballard),

(4) En latin Valmenius, nè peut guère être le même seigneur » auquel Ronsard adressait un sonnet en 1567; V. Rons. Œuvr. t. V, p. 341.) Celui-là est mort, car on trouve son épitaphe dans les œuvres de du Peyrat. 160, i (1593). Il s'agit donc sans doute de son frère le chanteur (V. Perrna, p. 314 (5) Quel est ce Polonais « qui touche l'ivoire d'un doigt puissant»? Sans doute Jean Bagfar. Nostradamus dit en effet dans ses vers funèbres à Ch. du Verdier, escuyer du duc de Guise (p. 13, Tolose 1607):

Tu verras Edinton et ces sonneurs antiques
Dont encor l'Univers honore les cantiques
Francisque de Milan et Bagfar Polonois

Qui font mille concerts environnés de Roys.

(6 Ce Corrois en latin Corrosius, natif de Beauvais, avait été maître de chapelle de Charles IX et de Henri III. (V. Bourdelot, Hist. de la musique et de ses effets, 1, 215). On lui doit une Théorie de la musique.

Lefèvre (1), Capel (2), Mauduit (3) et Guédron (4). Aux coins du drap, Achille de Harlay, en grand costume, de Thou, le « prince de l'histoire », du Perron, en robe de poupre, le poète Bertaut, pleurant le chef sous lequel il avait débuté.

Puis la famille le frère du défunt Bevillers (5), insensible à la joie d'hériter de tant de biens, son neveu Régnier, portant dans sa physionomie, comme dans son esprit, la flamme de la race. Ensuite, Pelgey (6), des Yveteaux (7), dans un état d'abattement

(1) Le personnage nommé ici est incertain, car il n'y a pas mal de Faber, Fabri, Favre etc., Lefèvre qui ont vécu à cette époque. Je crois cependant, que Faber designe J. Le Febvre, musicien français. auteur de musique à quatre parties, connu sous Louis XIII et déjà sous Henri IV.

(2) Est-ce Capel, dont parlait déjà Ronsard dans les Bacchanales en 1549? (Euv. VI, 362) C'est possible, mais non certain.

(3) En latin Malductus; né à Paris en 1557, greffier du dépôt des requêtes du Palais. Ami de Ronsard, il composa pour lui une messe de Requiem, chantée depuis à l'anniversaire de la mort d'Henri IV, puis de Mauduit lui-même. Il a aussi dirigé des ballets, entre autres le Ballet de la Délivrance de Renault (1617). Son caractère était non moins honorable que son talent. Le P. Mersenne a fait de lui un éloge enthousiaste (Harm univ, VII. 63 et 64).

(4) Né à Paris en 1565, était chanteur de la musique du roi dès 1590. En 1601, il succéda à Claude le Jeune comme compositeur de cette musique; en 1603 il était valet de chambre du roi et maître des enfants de la musique. Plus tard il devint surintendant de la musique de Louis XIII (V. Fėtis, ouv. cit. Guédron. A la fois chef d'orchestre, compositeur et poète, Guédron eut une grande situation à la cour. (V. Beauchamps, Rech. sur les Th. de Fr., III, 68). C'était un novateur. Avec Mauduit, Boesset et Bataille il mit à la mode la chanson à voix seule. M. Chouquet dit que ses mélodies naïves ont encore de la grâce. 'Hist. de la mus. dramat., p. 85).

(5) Sainte-Beuve avait déjà remarqué que Beuterius était une faute d'impression pour Beulerius. (Tab. de la poés. fr. au XVIe s., 416)

(6) Ce Pellegæus, le même que Claudius Pelgeius auquel Sainte-Marthe adresse une jolie pièce de vers sur ses amours, (Lyric. lib. II, p. 111) était poète, musicien et savant. Comme il avait été secrétaire du duc d'Anjou il avait dû connaître intimement Desportes. De là, la place qu'il occupe ici. (V. Dreux du Ra lier, Bib. du Poitou, III, 166 et Goujet, Bib.. XIII, 263).

(7) Des Yveteaux était alors précepteur du due de Vendôme.

indigne du précepteur d'un enfant royal, le fils de Baïf (1) et Monstreul (2), dont les larmes avaient coulé les premières.

« A la suite de ce groupe d'intimes se presse une foule d'hommes amenés par leurs sentiments personnels ou la sympathie que fait naître la similitude des travaux hommes d'épée et de cour, gens d'église, magistrats. D'abord Nicolas de Neufville de Villeroy (3), secrétaire des commandements, puis Hurault de Maisse, les conseillers et ambassadeurs du roi, le tout puissant Pierre Forget, Paschal (4), Thumery (5), Jeannin (6), de Vic (7),

(1) C'était un fils naturel d'Antoine, nommé Guillaume, qui semble aussi avoir été poète. M. Fournier dans les Variétés historiques et littéraires (VIII, 31) a publié un petit pamphlet de lui daté du 14 juin 1609.

2) Jacques de Monstreul fit un tombeau de Desportes insėrė dans l'édition Michiels page 527. Il était à cette époque attaché au cardinal de Joyeuse.

(3) Cui nomen nova villa et regia sanxit!

(4, Le sieur de Fresnes avait déjà été sous Henri III un grand personnage, il grandit encore sous Henri IV, devint président au mortier (1590) secrétaire d'Etat et conseiller du roi. En cette qualité il fut nommé chef du conseil de César de Vendôme, d'Alexandre et d'Henriette enfants légitimės, et sous-intendant de leurs affaires. Il mourut en 1611.

Le Paschal ou Pasquali qui l'accompagne (1547-1625) était né à Coni. Henri III l'envoya en 1576 réclamer en Pologne les meubles qu'il avait laissés. L'habileté avec laquelle il remplit cette mission lui en fit confier d'autres. En 1589 il obtint à Henri IV des secours d'Elisabeth. Nommé avocat général au Parlement de Rouen (1592) puis conseiller d'Etat, il contribua à la pacification du Languedoc, de la Provence, du Dauphinė. On l'envoya en 1604 à titre d'ambassadeur auprès des Ligues Grises. Il y resta jusqu'en 1614.

La liste de ses ouvrages a été faite dans l'Histoire ecclésiastique d'Abbeville du P. Ignace Joseph. (Cf. Niceron, t. XVII. 239). L'un de ces traités lui occasionna une querelle avec Hotman, c'est le Legatus (Rouen, 1598 et Paris, 1613, in-4).

(5) Il y a eu deux Thumery, mais il s'agit ici probablement de Jean Robert, reçu conseiller le 12 août 1605 et non de Charles qui ne fut reçu que le 9 décembre 1609 (V. Blanchard, Cat. à la suite de Présidents au mortier, 1647, page 114 et 116 et Lettres des Peiresc à Dupuy, 1, 378). (6) C'est le célèbre président et ambassadeur (1510-1622).

(7) Seigneur d'Ermenonville, serviteur dévoué d'Henri IV, le même qui afin de pouvoir repartir en campagne se fait couper la jambe qui le rendait impotent. Le traité auquel Rapin fait ici allusion fut conclu avec les Ligues Grises par de Vic, envoyé en ambassade extraordinaire.

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