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LIVRE PREMIER

INTRODUCTION

MALHERBE ET DESPORTES EN 1605

LE COMMENTAIRE SUR DESPORTES

CHAPITRE PREMIER

DESPORTES EN 1605

C'était encore en 1605, bien qu'il semblât diminué depuis la mort d'Henri III, un personnage fort considéré que Philippe Desportes, abbé de Tiron, de Bonport et autres lieux, conseiller de sa Majesté en ses Conseils d'Etat et privé (1). La preuve en est que lui-même, un épicurien prudent, s'estimait assez riche d'honneurs et de biens pour ne plus rien demander à la fortune, ne rien accepter même de ce qu'elle venait lui offrir. L'archevêché de Bordeaux, qu'on lui proposait, lui eût « donné charge d'âmes », les fonctions de secrétaire des commandements du roi l'eussent rejeté au milieu de toutes les intrigues de cour, il refusa ces bénéfices résolument (2) et avec des airs de sage bien imités pour que son épitaphe pût, sans trop faire sourire, compter la modestie des désirs et le mépris des grandeurs au nombre de ses vertus (3).

(1) Après avoir débuté comme secrétaire de l'évêque du Puy, de Claude de l'Aubépine et du marquis de Villeroy, il était devenu secrétaire particulier d'Henri III, puis par Joyeuse, favori et beau-frère du roi, un de ses conseillers intimes. C'est de ce temps que date sa grande fortune. En 1582 il avait reçu l'abbaye de Tiron, en 1588 celle d'Aurillac, bientôt échangée contre les Vaux-de-Cernay, en 1589 Josaphat. Il était à ce moment là un véritable ministre des plaisirs, mais aussi des affaires du roi, admis dans tous les conseils de l'Etat.

(2) Primo amplissimo notarii sacrarum jussionum dignitatem, deinde Burdigalensem archiepiscopatum recusavit. (Epit. dans Niceron. Mém. XXV, 312).

(3) Moderatissimi viri natura raro exemplo spretæ potestatis (lb.).

BRUNOT

1

Plusieurs années auparavant il avait même semblé donner un grand exemple, en allant vivre avec ses moines à Bonport, dans la plus lointaine de ces abbayes (1). Mais ce n'était là qu'une demiretraite, dont l'ermite sortait souvent, maison de campagne de mondain plus que solitude de moine.

Au Louvre même sa situation restait excellente. Il est possible que la reine Marie l'aimât assez peu, sa voix étant restée muette alors que tant d'autres, de Marseille à Paris, avaient salué de cris de joie et d'espérance l'arrivée de cette Majesté nouvelle. Malherbe, en accueillant la « merveille d'Etrurie », presque au débarqué, par l'Ode à la Reine, avait conquis pour toujours près d'elle la priorité et l'avantage.

La chose eût été grave, si la maison de la « grosse banquière », suivant le mot de Tallemant, n'avait eu « une quantité étrange de succursales. >>

Mais d'abord le roi avait commencé à revoir Marguerite, et Marguerite avait toujours vu Desportes. Leur amitié était ancienne, et, dit-on, fort intime, le poète ayant de grandes séductions et la « bonne Margot » peu de préjugés (2).

En outre, la vraie cour se tenait à ce moment chez Henriette d'Entragues, rentrée en grâce, et la fille de Marie Touchet ne pouvait oublier sous quels auspices s'était faite la réconciliation entre sa

(1)

Desportes sur sa fin aux champs s'estoit rangé,
Ayant quitté la Cour, pour n'estre plus en peine
De mendier des grands la faveur incertaine.

(Rapin, Eur., p. 85).

(2) Desportes avait, paraît-il, écrit l'histoire de la reine Marguerite, en chiffres, et s'en était vanté à du Vair, qui essaya plus tard d'en avoir communication, mais «< sans en rien arracher ». « Vous pouvez penser, écrit Peiresc à Dupuy, s'il y debvoit avoir de belle besoigne, ayant eu la part qu`il avoit eu dans tout ce célèbre b... et intrigues de cour» (Peiresc à Dup.. Let., I, 193, 1627). Toutefois Marguerite avait à cette époque d'autres poètes, Jean Alary, Maillet, Deimier, mais surtout son favori Maynard. Quand elle perdit son amant Saint-Julien, le 5 avril 1606, ce fut lui qui composa les Regrets qu'elle disait tous les soirs « comme elle eût fait ses Heures » (Journ. de l'Est., 6 avril 1606).

mère et Charles IX, ni à qui le duc d'Angoulème, son frère, devait d'être né (1).

Du reste, heureusement pour lui, le poète n'avait plus besoin de recourir à l'intrigue pour se faire une place dans l'amitié du roi 2). Il l'avait conquise au début et de haute lutte. Sainte-Beuve et M. Michiels ont raconté d'après Sully et Palma Cayet cette curieuse histoire (3). Après avoir combattu Henri IV presque jusqu'à la dernière heure, lui avoir occasionné, par la résistance entèlée deRouen, de sérieux échecs, causé des inquiétudes et des impatiences, il avait si habilement négocié, si artificieusement parlé et écrit, enfin si opportunément livré la ville qu'il semblait plutôt avoir aidé le roi contre Villars que Villars contre le roi (4). Dès ce moment, comme le dit naïvement une phrase de Sainte Marthe, il s'était assuré « de quoi adoucir un peu plus facilement le regret de son ancien maître » (5). En effet l'importance du service en avait si bien obscurci la nature, la gràce avec laquelle il était rendu avait tellement dissimulé les arrière-pensées du fin diplomate que roi et ministres l'avaient largement payé sans cesser de se croire ses obligés. Ils donnèrent d'abord beaucoup, puis comme ils voulaient ajouter à ces largesses, Desportes eut encore l'habileté de refuser, ce qui lui valut de garder la situation d'un serviteur insuffisamment récompensé, qu'on paye en reconnaissance et en estime (6).

(1) Il faut noter toutefois que la marquise de Verneuil était peut-être, fut en tous cas plus tard très bien avec Malherbe. Celui-ci écrit à Peiresc le 18 juillet 1607: qu'il fut la voir et qu'il reçut d'elle des caresses plus qu'il n'en pouvoit espérer (Malh. Euv., III, 41).

(2) Tall. Hist, de Desp. I. 96.

(3) Sainte-Beuve. Poés. fr. au xvI s. 433. Michiels Introd. XLIX. (4) V. tout le récit de Sully, Econ. 2. II 172. Coll. Petitot.

(5) Quarto post anno, cum restituendæ novo Regi totius fere Neustria præcipuum se auctorem et administrum Portaeus præstitisset, hoc nobili facinore viam sibi et aditum ad ejus benevolentiam aperiret, haberetque deinceps unde prioris domini desiderium aliquanto facilius leniret. (Sainte-Marthe, Elog. p. 148.)

(6) Palma Cayet, Chron. nov. III, 356, éd. 1608 : Pour la peine que prit l'abbé des Portes à faire cest accord et reduction de Rouen, il fut encore nommé par Sa Majesté à une bonne Abbaye et eut plusieurs autres biensfaits du Roy.

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