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les esprits animaux, qui, étant portés par ces mêmes tuyaux depuis le cerveau jusques aux muscles, sont cause que ces filets y demeurent entièrement libres et étendus, en telle sorte que la moindre chose qui meut la partie du corps où l'extrémité de quelqu'un d'eux est attachée fait mouvoir par même moyen la partie du cerveau d'où il vient en même façon que lorsqu'on tire un des bouts d'une corde on fait mouvoir l'autre.

Art. XIII. Que cette action des objets du dehors peut conduire diversement les esprits dans les muscles.

Et j'ai expliqué en la Dioptrique comment tous les objets de la vue ne se communiquent à nous que par cela seul qu'ils meuvent localement, par l'entremise des corps transparens qui sont entre eux et nous, les petits filets des nerfs optiques qui sont au fond de nos yeux, et ensuite les endroits du cerveau d'où viennent ces nerfs; qu'ils les meuvent, dis-je, en autant de diverses façons qu'ils nous font voir de diversités dans les choses; et que ce ne sont pas immédiatement les mouvemens qui se font en l'œil, mais ceux qui se font dans le cerveau, qui représentent à l'ame ces objets. A l'exemple de quoi il est aisé de concevoir que les sons, les odeurs, les saveurs, la chaleur, la douleur, la faim, la soif, et généralement tous les objets, tant de nos autres sens extérieurs que de nos appétits intérieurs, excitent aussi quelque mouvement en nos nerfs, qui passe par leur moyen jusqu'au cerveau; et outre que ces divers mouvemens du cerveau font voir à notre ame divers sentimens, ils peuvent aussi faire sans elle que les esprits prennent leur cours vers certains muscles plutôt que vers d'autres, et ainsi qu'ils meuvent nos membres, ce que je prouverai seulement ici par un exemple. Si quelqu'un avance promptement sa main contre nos yeux, comme pour nous frapper, quoique nous sachions qu'il est notre ami, qu'il ne fait cela que par

jeu, et qu'il se gardera bien de nous faire aucun mal, nous avons toutefois de la peine à nous empêcher de les fermer : ce qui montre que ce n'est point par l'entremise de notre ame qu'ils se ferment, puisque c'est contre notre volonté, laquelle est sa seule ou du moins sa principale action; mais c'est à cause que la machine de notre corps est tellement composée que le mouvement de cette main vers nos yeux excite un autre mouvement en notre cerveau, qui conduit les esprits animaux dans les muscles qui font abaisser les paupières.

Art. xıv. Que la diversité qui est entre les esprits peut aussi diversifier leur

cours.

L'autre cause qui sert à conduire diversement les esprits animaux dans les muscles est l'inégale agitation de ces esprits, et la diversité de leurs parties. Car lorsque quelques-unes de leurs parties sont plus grosses et plus agitées que les autres, elles passent plus avant en ligne droite dans les cavités et dans les pores du cerveau, et par ce moyen sont conduites en d'autres muscles qu'elles ne le seraient si elles avaient moins de force.

Art. xv. Quelles sont les causes de leur diversité.

Et cette inégalité peut procéder des diverses matières dont ils sont composés, comme on voit en ceux qui ont bu beaucoup de vin que les vapeurs de ce vin entrant promptement dans le sang montent du cœur au cerveau où elles se convertissent en esprits qui, étant plus forts et plus abondans que ceux qui y sont d'ordinaire, sont capables de mouvoir le corps en plusieurs étranges façons. Cette inégalité des esprits peut aussi procéder des diverses dispositions du cœur, du foie, de l'estomac, de la rate, et de toutes les autres parties qui contribuent à leur production; car il faut principalement ici remarquer certains petits nerfs insérés dans la base du cœur, qui

servent à élargir et étrécir les entrées de ses concavités, au moyen de quoi le sang s'y dilatant plus ou moins fort produit des esprits diversement disposés. Il faut aussi remarquer que bien que le sang qui entre dans le cœur y vienne de tous les autres endroits, du corps, il arrive souvent néanmoins qu'il y est davantage poussé de quelques parties que des autres, à cause que les nerfs et les muscles qui répondent à ces parties - là le pressent ou l'agitent davantage; et que, selon la diversité des parties desquelles il vient le plus, il se dilate diversement dans le cœur, et ensuite produit des esprits qui ont des qualités différentes. Ainsi, par exemple, celui qui vient de la partię inférieure du foie, où est le fiel, se dilate d'autre façon dans le cœur que celui qui vient de la rate, et celui-ci autrement que celui qui vient des veines, des bras ou des jambes, et enfin celui-ci tout autrement que le suc des viandes lorsqu'étant nouvellement sorti de l'estomac et des boyaux il passe promptement par le foie jusques au

cœur.

Art. xvi. Comment tous les membres peuvent être mus par les objets des sens et par les esprits sans l'aide de l'ame.

Enfin il faut remarquer que la machine de notre corps est tellement composée que tous les changemens qui qui arrivent au mouvement des esprits peuvent faire qu'ils ouvrent quelques pores du cerveau plus que les autres, et réciproquement que lorsque quelqu'un de ces pores est tant soit peu plus ou moins ouvert que de coutume par l'action des nerfs qui servent au sens cela change quelque chose au mouvement des esprits, et fait qu'ils sont conduits dans les muscles qui servent à mouvoir le corps en la façon qu'il est ordinairement mu à l'occasion d'une telle action; en sorte que tous les mouvemens que nous faisons sans que notre volonté y contribue (comme il arrive souvent que nous respirons, que nous marchons, que

DESCARTES, T, I.

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nous mangeons, et enfin que nous faisons toutes les actions qui nous sont communes avec les bêtes) ne dépendent que de la conformatión de nos membres et du cours que les esprits excités par la chaleur du cœur suivent naturellement dans le cerveau, dans les nerfs et dans les muscles, en même façon que le mouvement d'une montre est produit par la seule force de son ressort et la figure de ses roues.

Art. xvI. Quelles sont les fonctions de l'ame.

Après avoir ainsi considéré toutes les fonctions qui appartiennent au corps seul, il est aisé de connaître qu'il ne reste rien en nous que nous devious attribuer à notre ame sinon nos pensées, lesquelles sont principalement de deux genres: à savoir les unes sont les actions de l'ame, les autres sont ses passions. Celles que je nomme ses actions sont toutes nos volontés, à cause que nous expérimentons qu'elles viennent directement de notre ame, et semblent ne dépendre que d'elle; comme, au contraire, on peut généralement nommer ses passions toutes les sortes de perceptions ou connaissances qui se trouvent en nous, à cause que souvent ce n'est pas notre ame qui les fait telles qu'elles sont, et que toujours elle les reçoit des choses qui sont représentées par elles.

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Derechef nos volontés sont de deux sortes: car les unes sont des actions de l'ame, qui se terminent en l'ame même, comme lorsque nous voulons aimer Dieu, ou généralement appliquer notre pensée à quelque objet qui n'est point matériel; les autres sont des actions qui se terminent en notre corps, comme lorsque de cela seul que nous avons la volonté de nous promener il suit que * nos jambes se remuent et que nous marchons.

Art. xix. Des perceptions,

Nos perceptions sont aussi de deux sortes, et les unes ont l'ame pour cause, les autres le corps. Celles qui ont l'ame pour cause sont les perceptions de nos volontés et de toutes les imaginations ou autres pensées qui en dépendent: car il est certain que nous ne saurions vouloir aucune chose que nous n'apercevions par même moyen que nous la voulons; et bien qu'au regard de notre ame ce soit une action de vouloir quelque chose, on peut dire que c'est aussi en elle une passion d'apercevoir qu'elle veut : toutefois, à cause que cette perception et cette volonté ne sont en effet qu'une même chose, la dénomination se fait toujours par ce qui est le plus noble, et ainsi on n'a point coutume de la nommer une passion mais seulement une action.

Art. xx. Des imaginations et autres pensées qui sont formées par l'ame.

Lorsque notre ame s'applique à imaginer quelque chose qui n'est point, comme à se représenter un palais enchanté ou une chimère, et aussi lorsqu'elle s'applique à considérer quelque chose qui est seulement intelligible et non point imaginable, par exemple à considérer sa propre nature, les perceptions qu'elle a de ces choses dépendent principalement de la volonté qui fait qu'elle les aperçoit : c'est pourquoi on a coutume de les considérer comme des actions plutôt que comme des passions.

Art. XXI. Des imaginations qui n'ont pour cause que le corps.

Entre les perceptions qui sont causées par le corps, la plu part dépendent des nerfs; mais il y en a aussi quelques-unes qui n'en dépendent point, et qu'on nomme des imaginations, ainsi que celles dont je viens de parler, desquelles néanmoins elles diffèrent en ce que notre volonté ne s'emploie point à les former, ce qui fait qu'elles ne peuvent être mises au

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