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Le Traité des passions de l'ame a été écrit en français par Descartes et publié pour la première fois à Amsterdam, en 1649. Les quatre lettres dont il est précédé sont relatives à l'histoire de ce traité.

SUR LE

TRAITÉ DES PASSIONS.

LETTRE PREMIÈRE.

A M. DESCARTES.

MONSIEUR,

J'avais été bien aise de vous voir à Paris cet été dernier pour ce que je pensais que vous y étiez venu à dessein de vous y arrêter, et qu'y ayant plus de commodité qu'en aucun autre lieu pour faire les expériences dont vous avez témoigné avoir besoin 1 afin d'achever les traités que vous avez promis au public vous ne manqueriez pas de tenir votre promesse, et que nous les verrions bientôt imprimés. Mais vous m'avez entièrement ôté cette joie lorsque vous êtes retourné en Hollande; et je ne puis m'abstenir ici de vous dire que je suis encore fâché contre vous de ce que vous n'avez pas voulu, avant votre départ, me laisser voir le traité des passions qu'on m'a dit que vous avez composé outre que, faisant réflexion sur les paroles que j'ai lues en une préface qui fut jointe il y a deux ans à la version française de vos Principes, où, après avoir parlé succinctement des parties de la philosophie qui doivent être trouvées avant qu'on puisse recueillir ses principaux fruits, et avoir dit que « vous ne vous défiez pas << tant de vos forces que vous n'osassiez entreprendre de les ex« pliquer toutes si vous aviez la commodité de faire les expé<< riences qui sont requises pour appuyer et justifier vos raison« nemens, » vous ajoutez qu'il faudrait à cela de grandes

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1 Voyez Méthode, sixième partie, et les Principes de la philosophie, quatrième partie, art. 118.

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dépenses, auxquelles un particulier comme vous ne saurait << suffire s'il n'était aidé par le public; mais que, ne voyant pas << que vous deviez attendre cette aide, vous pensez vous devoir «< contenter d'étudier dorénavant pour votre instruction parti«< culière, et que la postérité vous excusera si vous manquez à << travailler désormais pour elle'; » je crains que ce ne soit maintenant tout de bon que vous voulez envier au public le reste de vos inventions, et que nous n'aurons jamais plus rien de vous si nous vous laissons suivre votre inclination. Ce qui est cause que je me suis proposé de vous tourmenter un peu par cette lettre, et de me venger de ce que vous m'avez refusé votre Traité des passions, en vous reprochant librement la négligence et les autres défauts que je juge empêcher que vous ne fassiez valoir votre talent autant que vous pouvez et que votre devoir vous y oblige. En effet, je ne puis croire que ce soit autre chose que votre négligence et le peu de soin que vous avez d'être utile au reste des hommes qui fait que vous ne continuez pas votre Physique; car encore que je comprenne fort bien qu'il est impossible que vous l'acheviez si vous n'avez plusieurs expériences, et que ces expériences doivent être faites aux frais du public à cause que l'utilité lui en reviendra, et que les biens d'un particulier n'y peuvent suffire, je ne crois pas toutefois que ce soit cela qui vous arrête, pour ce que vous ne pourriez manquer d'obtenir de ceux qui disposent des biens du public tout ce que vous sauriez souhaiter pour ce sujet, si vous daigniez leur faire entendre la chose comme elle est, et comme vous la pourriez facilement représenter si vous en aviez la volonté. Mais vous avez toujours vécu d'une façon si contraire à cela, qu'on a sujet de se persuader que vous ne voudriez pas même recevoir aucune aide d'autrui, encore qu'on vous l'offrirait; et néanmoins vous prétendez que la postérité vous excusera de ce que vous ne voulez plus travailler pour elle, sur ce que vous supposez que cette aide vous y est nécessaire, et que vous ne la pouvez obtenir. Ce qui me donne sujet de penser non-seulement que vous êtes trop négligent, mais peut-être aussi que vous n'avez pas assez de courage pour espérer de parachever ce que ceux qui ont lu vos écrits attendent de vous, et que néanmoins vous êtes assez vain pour vouloir persuader à ceux qui viendront après nous que vous n'y avez point manqué par votre faute, mais pour ce qu'on n'a pas reconnu votre vertu comme on devait, et qu'on a refusé de vous assister en vos desseins. En

1 Voyez préface des Principes, no 14.

quoi je vois que votre ambition trouve son compte, à cause que ceux qui verront vos écrits à l'avenir jugeront, par ce que vous avez publié il y a plus de douze ans, que vous aviez trouvé dès ce temps-là tout ce qui a jusques à présent été vu de vous, et que ce qui vous reste à inventer touchant la physique est moins difficile que ce que vous en avez déjà expliqué, en sorte que vous auriez pu depuis nous donner tout ce qu'on peut attendre du raisonnement humain pour la médecine et les autres usages de la vie, si vous aviez eu la commodité de faire les expériences requises à cet égard; et même que vous n'avez pas sans doute laissé d'en trouver une grande partie, mais qu'une juste indignation contre l'ingratitude des hommes vous a empêché de leur faire part de vos inventions. Ainsi vous pensez que désormais, en vous reposant, vous pourrez acquérir autant de réputation que si vous travailliez beaucoup, et même peut-être un peu davantage, à cause qu'ordinairement le bien qu'on possède est moins estimé que celui qu'on désire ou bien qu'on regrette. Mais je vous veux ôter le moyen d'acquérir ainsi de la réputation sans la mériter: et bien que je ne doute pas que vous ne sachiez ce qu'il faudrait que vous eussiez fait si vous aviez voulu être aidé par le public, je le veux néanmoins ici écrire; et même je ferai imprimer cette lettre, afin que vous ne puissiez prétendre de l'ignorer, et que, si vous manquez ci-après à nous satisfaire, vous ne puissiez plus vous excuser sur le siècle. Sachez donc que ce n'est pas assez pour obtenir quelque chose du public que d'en avoir touché un mot en passant en la préface d'un livre, sans dire expressément que vous la désirez et l'attendez, ni expliquer les raisons qui peuvent prouver non-seulement que vous la méritez, mais aussi qu'on a très grand intérêt de vous l'accorder, et qu'on en doit attendre beaucoup de profit. On est accoutumé de voir que tous ceux qui s'imaginent qu'ils valent quelque chose en font tant de bruit, et demandent avec tant d'importunité ce qu'ils prétendent, et promettent tant au-delà de ce qu'ils peuvent, que lorsque quelqu'un ne parle de soi qu'avec modestie, et qu'il ne requiert rien de personne, ni ne promet rien avec assurance, quelque preuve qu'il donne d'ailleurs de ce qu'il peut, on n'y fait pas de réflexion, et on ne pense aucunement à lui.

Vous direz peut-être que votre humeur ne vous porte pas à rien demander, ni à parler avantageusement de vous-même, pour ce que l'un semble être une marque de bassesse, et l'autre d'orgueil. Mais je prétends que cette humeur se doit corriger, et

qu'elle vient d'erreur et de faiblesse plutôt que d'une honnête pudeur et modestie : car pour ce qui est des demandes, il n'y a que celles qu'on fait pour son propre besoin à ceux de qui on n'a aucun droit de rien exiger desquelles on ait sujet d'avoir quelque honte; et tant s'en faut qu'on en doive avoir de celles qui tendent à l'utilité et au profit de ceux à qui on les fait, qu'au contraire on en peut tirer de la gloire, principalement lorsqu'on leur a déjà donné des choses qui valent plus que celles qu'on veut obtenir d'eux. Et pour ce qui est de parler avantageusement de soi-même, il est vrai que c'est un orgueil très ridicule et très blamable lorsqu'on dit de soi des choses qui sont fausses, et même que c'est une vanité méprisable encore qu'on n'en dise que de vraies, lorsqu'on le fait par ostentation et sans qu'il en revienne aucun bien à personne; mais lorsque ces choses sont telles qu'il importe aux autres de les savoir, il est certain qu'on ne les peut taire que par une humilité vicieuse, qui est une espèce de lâcheté et de faiblesse. Or il importe beaucoup au public d'être averti de ce que vous avez trouvé dans les sciences, afin que jugeant par-là de ce que vous y pouvez encore trouver il soit incité à contribuer tout ce qu'il peut pour vous y aider, comme un travail qui a pour but le bien général de tous les hommes. Et les choses que vous avez déjà données, à savoir les vérités importantes que vous avez expliquées dans vos écrits, valent incomparablement davantage que tout ce que vous sauriez demander pour ce sujet.

Vous pouvez dire aussi que vos œuvres parlent assez, sans qu'il soit besoin que vous y ajoutiez les promesses et les vanteries, lesquelles, étant ordinaires aux charlatans qui veulent tromper, semblent ne pouvoir être bienséantes à un homme d'honneur qui cherche seulement la vérité. Mais ce qui fait que les charlatans sont blâmables n'est pas que les choses qu'ils disent d'eux-mêmes sont grandes et bonnes, c'est seulement qu'elles sont fausses et qu'ils ne les peuvent prouver; au lieu que celles que je prétends que vous devez dire de vous sont si vraies, et si évidemment prouvées par vos écrits, que toutes les règles de la bienséance vous permettent de les assurer, et celles de la charité vous y obligent, à cause qu'il importe aux autres de les savoir. Car encore que vos écrits parlent assez au regard de ceux qui les examinent avec soin et qui sont capables de les entendre, toutefois cela ne suffit pas pour le dessein que je veux que vous ayez, à cause qu'un chacun ne les peut pas lire, et que ceux qui manient les affaires publiques n'en peuvent guère avoir le loisir.

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