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confuses qui s'appellent des sentimens. Car, premièrement, nous voyons que les paroles, soit proférées de la voix, soit écrites sur du papier, lui font concevoir toutes les choses qu'elles signifient, et lui donnent ensuite diverses passions. Sur un même papier, avec la même plume et la même encre, en remuant tant soit peu le bout de la plume en certaine façon, vous tracez des lettres qui font imaginer des combats, des tempêtes ou des Furies, à ceux qui les lisent, et qui les rendent indignés ou tristes; au lieu que si vous remuez la plume d'une autre façon, presque semblable, la seule différence qui sera en ce peu de mouvement leur peut donner des pensées toutes contraires, comme de paix, de repos, de douceur, et exciter en eux des passions d'amour et de joie 1. Quelqu'un répondra peut-être que l'écriture et les paroles ne représentent immédiatement à l'ame que la figure des lettres et leurs sons, en suite de quoi elle, qui entend la signification de ces paroles, excite en soi-même les imaginations et passions qui s'y rapportent. Mais que dira-t-on du chatouil lement et de la douleur? Le seul mouvement d'une épée coupant quelque partie de notre peau nous fait sentir de la douleur, sans nous faire sentir pour cela quel est le mouvement ou la figure de cette épée. Et il est certain que l'idée que nous avons de cette douleur n'est pas moins différente du mouvement qui la cause, ou de celui de la partie de notre corps que l'épée coupe, que sont les idées que nous avons des couleurs, des sons, des odeurs ou des goûts. C'est pourquoi on peut conclure que notre ame est de telle nature que les seuls mouvemens de quelques corps peuvent aussi bien exciter en elle tous ces divers sentimens que celui d'une épée y excite de la douleur.

1 Voyez Traité du Monde, 2-6.

198. Qu'il n'y a rien dans les corps qui puisse exciter en nous quelque sentiment, excepté le mouvement, la figure ou situation et grandeur de leurs parties.

les

Outre cela nous ne saurions remarquer aucune différence entre les nerfs qui nous fasse juger que les uns puissent apporter au cerveau quelque autre chose que autres, bien qu'ils causent en l'ame d'autres sentimens, ni aussi qu'ils y apportent aucune autre chose que les diverses façons dont ils sont mus. Et l'expérience nous montre quelquefois très clairement que les seuls mouvemens excitent en nous non-seulement du chatouillement et de la douleur, mais aussi des sons et de la lumière. Car si nous recevons en l'œil quelque coup assez fort, en sorte que le nerf optique en soit ébranlé, cela nous fait voir mille étincelles de feu, qui ne sont point toutefois hors de notre oil; et quand nous mettons le doigt un peu avant dans notre oreille, nous entendons un bourdonnement dont la cause ne peut être attribuée qu'à l'agitation de l'air que nous y tenons enfermé. Nous pouvons aussi souvent remarquer que la chaleur, la dureté, la pesanteur, et les autres qualités sensibles, en tant qu'elles sont dans les corps que nous appelons chauds, durs, pesans, etc., et même aussi les formes de ces corps qui sont purement matérielles, comme la forme du feu, et semblables, y sont produites par le mouvement de quelques autres corps, et qu'elles produisent aussi par après d'autres mouvemens en d'autres.corps. Et nous pouvons fort bien concevoir comment le mouvement d'un corps peut être causé par celui d'un autre, et diversifié par la grandeur, la figure et la situation de ses parties, mais nous ne saurions concevoir en aucune façon comment ces mêmes choses, à savoir la grandeur, la figure et le mouvement, peuvent produire des natures entièrement différentes des leurs, telles que sont celles des qualités réelles et des formes

substantielles, que la plupart des philosophes ont supposées être dans les corps; ni aussi comment ces formes ou qualités, étant dans un corps, peuvent avoir la force d'en mouvoir d'autres. Or puisque nous savons que notre ame est de telle nature que les divers mouvemens de quelque corps suffisent pour lui faire avoir tous les divers sentimens qu'elle a, et que nous voyons bien par expérience que plusieurs de ses sentimens sont véritablement causés par de tels mouvemens, mais que nous n'apercevons point qu'aucune autre chose que ces mouvemens passe jamais par les organes des sens jusques au cerveau, nous avons sujet de conclure que nous n'apercevons point aussi en aucune façon que tout ce qui est dans les objets que nous appelons leur lumière, leurs couleurs, leurs odeurs, leurs goûts, leurs sons, leur chaleur ou froideur, et leurs autres qualités qui se sentent par l'attouchement, et aussi ce que nous appelons leurs formes substantielles, soit en eux autre chose que les diverses figures, situations grandeurs et mouvemens de leurs parties, qui sont tellement disposées qu'elles peuvent mouvoir nos nerfs en toutes les diverses façons qui sont requises pour exciter en notre ame tous les divers sentimens qu'ils y excitent '.

199. Qu'il n'y a aucun phénomène en la nature qui ne soit compris en ce qui a été expliqué en ce traité.

Et ainsi je puis démontrer par un dénombrement très facile qu'il n'y a aucun phénomène en la nature dont l'explication ait été omise en ce traité; car il n'y a rien qu'on puisse mettre au nombre de ces phénomènes sinon ce que nous pouvons apercevoir par l'entremise des sens; mais, excepté le mouvement, la grandeur, la figure et la situation des parties de chaque corps, qui sont des choses que j'ai ici expliquées le plus exactement qu'il m'a été

A Voyez Traité de l'Homme, 7-30.

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possible, nous n'apercevons rien hors de nous par le moyen de nos sens que la lumière, les couleurs, les odeurs, les goûts, les sons, et les qualités et les qualités de l'attouchement. Or je viens de prouver que nous n'apercevons point que toutes ces sortes de qualités soient rien hors de notre pensée sinon les mouvemens, les grandeurs et les figures de quelques corps, si bien que j'ai prouvé qu'il n'y a rien en tout ce monde visible, en tant qu'il est seulement visible ou sensible, sinon les choses que j'y ai expliquées.

200. Que ce traité ne contient aussi aucuns principes qui n'aient été reçus de tout temps de tout le monde; en sorte que cette philosophie n'est pas nouvelle, mais la plus ancienne et la plus commune qui puisse être.

Mais je désire aussi que l'on remarque que, bien que j'aie ici tâché de rendre raison de toutes les choses matérielles, je ne m'y suis néanmoins servi d'aucun principe qui n'ait été reçu et approuvé par Aristote et par tous les autres philosophes qui ont jamais été au monde ; en sorte que cette philosophie n'est point nouvelle, mais la plus ancienne et la plus vulgaire qui puisse être: car je n'ai rien du tout considéré que la figure, le mouvement et la grandeur de chaque corps, ni examiné aucune autre chose que ce que les lois des mécaniques, dont la vérité peut être prouvée par une infinité d'expériences, enseignent devoir suivre de ce que des corps qui ont diverses grandeurs, ou figures, ou mouvemens, se rencontrent ensemble. Mais personne n'a jamais douté qu'il n'y eût des corps dans le monde qui ont diverses grandeurs et figures, et se meuvent diversement, selon les diverses façons qu'ils se rencontrent, et même qui quelquefois se divisent, au moyen de quoi ils changent de figure et de grandeur. Nous expérimentons la vérité de cela tous les jours, non par le d'un seul sens, mais par le moyen de plusieurs, savoir de l'attouchement, de la vue et de l'ouïe; notre imagination en reçoit des idées très distinc

moyen

tes, et notre entendement le conçoit très clairement. Ce qui ne se peut dire d'aucune des autres choses qui tombent sous nos sens, comme sont les couleurs, les odeurs, les sons et semblables: car chacune de ces choses ne touche qu'un seul de nos sens, et n'imprime en notre imagination qu'une idée de soi qui est fort confuse, et enfin ne fait point connaître notre entendement ce qu'elle est.

201. Qu'il est certain que les corps sensibles sont composés de parties in sensibles.

On dira peut-être que je considère plusieurs parties en chaque corps qui sont si petites qu'elles ne peuvent être senties, et je sais bien que cela ne sera pas approuvé par ceux qui prennent leurs sens pour la mesure des choses qui se peuvent connaître. Mais c'est, ce me semble, faire grand tort au raisonnement humain de ne vouloir pas qu'il aille plus loin que les yeux; et il n'y a personne qui puisse douter qu'il n'y ait des corps qui sont si petits qu'ils ne peuvent être aperçus par aucun de nos sens, pourvu seulement qu'il considère quels sont les corps qui sont ajoutés à chaque fois aux choses qui s'augmentent continuellement peu à peu, et quels sont ceux qui sont ôtés des choses qui diminuent en même façon. On voit tous les jours croître les plantes, et il est impossible de concevoir comment elles deviennent plus grandes qu'elles n'ont été, si on ne conçoit que quelque corps est ajouté au leur: mais qui est-ce qui a jamais pu remarquer par l'entremise des sens quels sont les petits corps qui sont ajoutés en chaque moment à chaque partie d'une plante qui croît? Pour le moins, entre les philosophes, ceux qui avouent que les parties de la quantité sont divisibles à l'infini doivent avouer qu'en se divisant elles peuvent devenir si petites qu'elles ne seront aucunement sensibles. Et la raison qui nous empêche de pouvoir sentir les corps qui sont

DESCARTES. T. I.

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