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se dilate qu'à peine dans le cœur, il excite dans les mêmes nerfs un mouvement tout autre que le précédent, et qui est institué de la nature pour donner à l'ame le sentiment de la tristesse, bien que souvent elle ne sache pas elle-même ce que c'est qui fait qu'elle s'attriste ́; et toutes les autres causes qui meuvent ces nerfs en même façon, donnent aussi à l'ame le même sentiment. Mais les autres mouvemens des mêmes nerfs lui font sentir d'autres passions, à savoir celles de l'amour, de la haine, de la crainte, de la colère, etc., en tant que ce sont des sentimens ou passions de l'ame; c'est-à-dire en tant que ce sont des pensées confuses que l'ame n'a pas de soi seule, mais de ce qu'étant étroitement unie au corps elle reçoit l'impression des mouvemens qui se font en lui: car il y a une grande différence entre ces passions et les connaissances ou pensées distinctes que nous avons de ce qui doit être aimé, ou haï, ou craint, etc., bien que souvent elles se trouvent ensemble. Les appétits naturels, comme la faim, la soif, et tous les autres, sont aussi des sentimens excités en l'ame par le moyen des nerfs de l'estomac, du gosier, et des autres parties, et ils sont entièrement différens de l'appétit ou de la volonté qu'on a de manger, de boire et d'avoir tout ce que nous pensons être propre à la conservation de notre corps; mais à cause que cet appétit ou volonté les accompagne presque toujours, on les a nommés des appétits.

191. Des sens extérieurs ; et en premier lieu de l'attouchement.

Pour ce qui est des sens extérieurs, tout le monde a coutume d'en compter cinq, à cause qu'il y a autant de divers genres d'objets qui meuvent les nerfs, et que les impressions qui viennent de ces objets excitent en l'ame cinq divers genres de pensées confuses. Le premier est l'attouchement, qui a pour objet tous les corps qui peuvent mouvoir quelque partie de la chair ou de la peau de

notre corps, et pour organe tous les nerfs qui, se trouvant en cette partie de notre corps, participent à son mouvement. Ainsi les divers corps qui touchent notre peau meuvent les nerfs qui se terminent en elle, d'une façon par leur dureté, d'une autre par leur pesanteur, d'une autre par leur chaleur, d'une autre par leur humidité, etc.; et ces nerfs excitent autant de divers sentimens en l'ame qu'il y a de diverses façons dont ils sont mus, ou dont leur mouvement ordinaire est empêché : à raison de quoi on a aussi attribué autant de diverses qualités à ces corps; et on a donné à ces qualités les noms de dureté, de pesanteur, de chaleur, d'humidité, et semblables, qui ne signifient rien autre chose sinon qu'il y a en ces corps ce qui est requis pour faire que nos nerfs excitent en notre ame les sentimens de dureté, de pesanteur, de chaleur, etc. Outre cela, lorsque ces nerfs sont mus un peu plus fort que de coutume, et toutefois en telle sorte, que notre corps n'en est aucunement endommagé, cela fait que l'ame sent un chatouillement qui est aussi en elle une pensée confuse; et cette pensée lui est naturellement agréable, d'autant qu'elle lui rend témoignage de la force du corps avec lequel elle est jointe, en ce qu'il peut souffrir l'action qui cause ce chatouillement sans être offensé. Mais si cette même action a tant soit peu plus de force, en sorte qu'elle offense notre corps en quelque façon, cela donne à notre ame le sentiment de la douleur. Et ainsi l'on voit pourquoi la volupté du corps et la douleur sont en l'ame des sentimens entièrement contraires, nonobstant que souvent l'un suive de l'autre, et que leurs causes soient presque semblables.

192. Du goût.

Le sens qui est le plus grossier après l'attouchement est le goût, lequel a pour organe les nerfs de la langue et des autres parties qui lui sont voisines; et pour objet

les petites parties des corps terrestres, lorsque, étant séparées les unes des autres, elles nagent dans la salive qui humecte le dedans de la bouche: car, selon qu'elles sont différentes en figure, en grosseur ou en mouvement, elles agitent diversement les extrémités de ces nerfs, et par leur moyen font sentir à l'ame toutes sortes de goûts dif

férens.

193. De l'odorat.

Le troisième est l'odorat, qui a pour organe deux nerfs, lesquels ne semblent être que des parties du cerveau qui s'avancent vers le nez, parce qu'ils ne sortent point hors du crâne; et il a pour objet les petites parties des corps terrestres qui, étant séparées les unes des autres, voltigent par l'air, non pas toutes indifféremment, mais seulement celles qui sont assez subtiles et pénétrantes pour entrer par les pores de l'os qu'on nomme spongieux, lorsqu'elles sont attirées avec l'air de la respiration, et aller mouvoir les extrémités de ces nerfs, ce qu'elles font en autant de différentes façons que nous sentons de différentes odeurs.

194. De l'ouïe.

Le quatrième est l'ouïe, qui n'a pour objet que les divers tremblemens de l'air; car il y a des nerfs au-dedans des oreilles tellement attachés à trois petits os qui se soutiennent l'un l'autre, et dont le premier est appuyé contre la petite peau qui couvre la concavité qu'on nomme le tambour de l'oreille, que tous les divers tremblemens que l'air de dehors communique à cette peau sont rapportés à l'ame par ces nerfs, et lui font ouïr autant de divers sons.

195. De la vue.

Enfin le plus subtil de tous les sens est celui de la vue;

car les nerfs optiques qui en sont les organes ne sont point mus par l'air, ni par les autres corps terrestres, mais seulement par les parties du second élément', qui, passant par les pores de toutes les humeurs et peaux transparentes des yeux, parviennent jusqu'à ces nerfs, et, selon les diverses façons qu'elles se meuvent, elles font sentir à l'ame toutes les diversités des couleurs et de la lumière, comme j'ai déjà expliqué assez au long dans la Dioptrique et dans les Météores.

196. Comment on prouve que l'ame ne sent qu'en tant qu'elle est dans le

cerveau.

Et on peut aisément prouver que l'ame ne sent pas en tant qu'elle est en chaque membre du corps, mais seulement en tant qu'elle est dans le cerveau où les nerfs, par leurs mouvemens, lui rapportent les diverses actions des objets extérieurs qui touchent les parties du corps dans lesquelles ils sont insérés. Car, premièrement, il y a plusieurs maladies qui, bien qu'elles n'offensent que le cerveau seul, ôtent néanmoins l'usage de tous les sens, comme fait aussi le sommeil, ainsi que nous expérimentons tous les jours, et toutefois il ne change rien que dans le cerveau. De plus, encore qu'il n'y ait rien de mal disposé, ni dans le cerveau, ni dans les membres où sont les organes des sens extérieurs ; si seulement le mouvemement de l'un des nerfs qui s'étendent du cerveau jusques à ces membres est empêché en quelque endroit de l'espace qui est entre deux, cela suffit pour ôter le sentiment à la partie du corps où sont les extrémités de ces nerfs. Et, outre cela, nous sentons quelquefois de la douleur comme si elle était en quelques-uns de nos membres, dont la cause n'est pas en ces membres où elle se sent, mais en quelque lieu plus proche du cerveau par

1 Voyez la note.

où passent les nerfs qui en donnent à l'ame le sentiment: ce que je pourrais prouver par plusieurs expériences; mais je me contenterai ici d'en rapporter une fort mauifeste. On avait coutume de bander les yeux à une jeune fille lorsque le chirurgien la venait panser d'un mal qu'elle avait à la main, à cause qu'elle n'en pouvait supporter la vue, et, la gangrène s'étant mise à son mal, on fut contraint de lui couper jusques à la moitié du bras, ce qu'on fit sans l'en avertir, parce qu'on ne la voulait pas attrister; et on lui attacha plusieurs linges liés l'un sur l'autre en la place de la partie qu'on lui avait coupée, en sorte qu'elle demeura long-temps après sans le savoir, et, ce qui est en ceci fort remarquable, elle ne laissait pas cependant d'avoir diverses douleurs qu'elle pensait être dans la main qu'elle n'avait plus, et de se plaindre de ce qu'elle sentait tantôt en l'un de ses doigts, et tantôt à l'autre de quoi on ne saurait donner d'autre raison sinon que les nerfs de sa main, qui finissaient alors vers le coude, y étaient mus en la même façon qu'ils auraient dû être auparavant dans les extrémités de ses doigts pour faire avoir à l'ame dans le cerveau le sentiment de semblables douleurs. Et cela montre évidemment que la douleur de la main n'est pas sentie par l'ame en tant qu'elle est dans la main, mais en tant qu'elle est dans le

cerveau '.

197. Comment on prouve qu'elle est de telle nature que le seul mouvement de quelque corps suffit pour lui donner toute sorte de sentiment. On peut aussi prouver fort aisément que notre ame est de telle nature que les seuls mouvemens qui se font dans le corps sont suffisans pour lui faire avoir toutes sortes de pensées, sans qu'il soit besoin qu'il y ait en eux aucune chose qui ressemble à ce qu'ils lui font concevoir, et particulièrement qu'ils peuvent exciter en elle ces pensées

Voyez Traité de l'Homme, 7.

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