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11. En quel sens on peut dire qu'il n'est point différent du corps qu'il

contient.

Mais il sera aisé de connaître que la même étendue qui constitue la nature du corps constitue aussi la nature de l'espace, en sorte qu'ils ne diffèrent entre eux que comme la nature du genre ou de l'espèce diffère de la nature de l'individu, si, pour mieux discerner quelle est la véritable idée que nous avons du corps, nous prenons pour exemple une pierre et en ôtons tout ce que nous saurons ne point appartenir à la nature du corps. Otons-en donc premièrement la dureté, parce que, si on réduisait cette pierre en poudre, elle n'aurait plus de dureté, et ne laisserait pas pour cela d'être un corps; ôtons-en aussi la couleur, parce que nous avons pu voir quelquefois des pierres si transparentes qu'elles n'avaient point de couleur; ôtons-en la pesanteur, parce que nous voyons que le feu, quoiqu'il soit très léger, ne laisse pas d'être un corps; ôtons-en le froid, la chaleur, et toutes les autres qualités de ce genre, parce que nous ne pensons point qu'elles soient dans la pierre, ou bien que cette pierre change de nature parce qu'elle nous semble tantôt chaude et tantôt froide. Après avoir ainsi examiné cette pierre, nous trouverons que la véritable idée qui nous fait concevoir qu'elle est un corps consiste en cela seul que nous apercevons distinctement qu'elle est une substance étendue en longueur, largeur et profondeur: or cela même est compris en l'idée que nous avons de l'espace, non-seulement de celui qui est plein de corps, mais encore de celui qu'on appelle vide '.

12. Et en quel sens il en est différent,

Il est vrai qu'il y a de la différence en notre façon de penser; car si on a ôté une pierre de l'espace ou du lieu

1 Voyez le débat entre Descartes et Henri Morus, lettres XXV-XXX.

où elle était, nous entendons qu'on en a ôté l'étendue de cette pierre, parce que nous les jugeons inséparables l'une de l'autre et toutefois nous pensons que la même étendue du lieu où était cette pierre est demeurée, nonobstant que le lieu qu'elle occupait auparavant ait été rempli de bois, ou d'eau, ou d'air, ou de quelque autre corps, ou que même il paraisse vide, parce que nous prenons l'étendue en général, et qu'il nous semble que la même peut être commune aux pierres, au bois, à l'eau, à l'air, et à tous les autres corps, et aussi au vide s'il y en a, pourvu qu'elle soit de même grandeur et de même figure qu'auparavant, et qu'elle conserve une même situation à l'égard des corps de dehors qui déterminent cet espace.

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Dont la raison est que les mots de lieu et d'espace ne signifient rien qui diffère véritablement du corps que nous disons être en quelque lieu, et nous marquent seulement sa grandeur, sa figure, et comment il est situé entre les autres corps. Car il faut, pour déterminer cette situation, en remarquer quelques autres que nous considérions comme immobiles; mais, selon que ceux que nous considérons ainsi sont divers, nous pouvons dire qu'une même chose en même temps change de lieu et n'en change point. Par exemple si nous considérons un homme assis à la poupe d'un vaisseau que le vent emporte hors du port, et ne prenons garde qu'à ce vaisseau, il nous semblera que cet homme ne change point de lieu, parce que nous voyons qu'il demeure toujours en une même situation à l'égard des parties du vaisseau sur lequel il est; et si nous prenons garde aux terres voisines, il nous semblera aussi que cet homme change incessamment de lieu, parce qu'il s'éloigne de celles-ci, et qu'il approche de quelques autres; si outre cela nous supposons que la terre tourne sur son

essieu, et qu'elle fait précisément autant de chemin du couchant au levant comme ce vaisseau en fait du levant au couchant, il nous semblera derechef que celui qui est assis à la poupe ne change point de lieu, parce que nous déterminerons ce lieu par quelques points immobiles que nous imaginerons être au ciel. Mais si nous pensons qu'on ne saurait rencontrer en tout l'univers aucun point qui soit véritablement immobile, comme on connaîtra par ce qui suit que cela peut être démontré, nous conclurons qu'il n'y a point de lieu d'aucune chose au monde qui soit ferme et arrêté, sinon en tant que nous l'arrêtons en notre pensée.

14. Quelle différence il y a entre le lieu et l'espace,

Toutefois le lieu et l'espace sont différens en leurs noms, parce que le lieu nous marque plus expressément la situation que la grandeur ou la figure, et qu'au contraire nous pensons plutôt à celles-ci lorsqu'on nous parle de l'espace; car nous disons qu'une chose est entrée en la place d'une autre, bien qu'elle n'en ait exactement ni la grandeur ni la figure, et n'entendons point qu'elle occupe pour cela le même espace qu'occupait cette autre chose; et lorsque la situation est changée, nous disons que le lieu est aussi changé, quoiqu'il soit de même grandeur et de même figure qu'auparavant de sorte que si nous disons qu'une chose est en un tel lieu, nous entendons seulement qu'elle est située de telle façon à l'égard de quelques autres choses; mais si nous ajoutons qu'elle occupe un tel espace, ou un tel lieu, nous entendons outre cela qu'elle est de telle grandeur et de telle figure qu'elle peut le remplir tout justement.

15. Comment la superficie qui environne un corps peut être prise pour son lieu extérieur.

Ainsi nous ne distinguons jamais l'espace d'avec l'éten

due en longueur, largeur et profondeur; mais nous considérons quelquefois le lieu comme s'il était en la chose qui est placée, et quelquefois aussi comme s'il en était dehors. L'intérieur ne diffère en aucune façon de l'espace; mais nous prenons quelquefois l'extérieur ou pour la superficie qui environne immédiatement la chose qui est placée (et il est à remarquer que par la superficie on ne doit entendre aucune partie du corps qui environne, mais seulement l'extrémité qui est entre le corps qui environne et celui qui est environné, qui n'est rien qu'un mode ou une façon), ou bien pour la superficie en général, qui n'est point partie d'un corps plutôt que d'un autre, et qui semble toujours la même, tant qu'elle est de même grandeur et de même figure : car encore que nous voyions que le corps qui environne un autre corps passe ailleurs avec sa superficie, nous n'avons pas coutume de dire que celui qui en était environné ait pour cela changé de place lorsqu'il demeure en la même situation à l'égard des autres corps que nous considérons comme immobiles. Ainsi nous disons qu'un bateau qui est emporté par le cours d'une rivière, et qui en même temps est repoussé par le vent d'une force si égale qu'il ne change point de situation à l'égard des rivages, demeure en même lieu, bien que nous voyions que toute la superficie qui l'environne change in

cessamment.

I

16. Qu'il ne peut y avoir aucun vide au sens que les philosophes prennent

ce mot.

Pour ce qui est du vide au sens que les philosophes prennent ce mot, à savoir pour un espace où il n'y a point de substance, il est évident qu'il n'y a point d'espace en l'univers qui soit tel, parce que l'extension de l'espace ou du lieu intérieur n'est point différente de l'ex

1 Voyez Réponses aux quatrièmes Objections, n° 69-78.

tension du corps. Et comme de cela seul qu'un corps est étendu en longueur, largeur et profondeur, nous avons raison de conclure qu'il est une substance, à cause que nous concevons qu'il n'est pas possible que ce qui n'est rien ait de l'extension, nous devons conclure le même de l'espace qu'on suppose vide: à savoir que puisqu'il y a en lui de l'extension, il y a nécessairement aussi de la substance.

17. Que le mot de vide pris selon l'usage ordinaire n'exclut point toute sorte de corps.

Mais lorsque nous prenons ce mot selon l'usage ordinaire, et que nous disons qu'un lieu est vide, il est constant que nous ne voulons pas dire qu'il n'y a rien du tout en ce lieu ou en cet espace, mais seulement qu'il n'y a rien de ce que nous présumons y devoir être. Ainsi parce qu'une cruche est faite pour tenir de l'eau, nous disons qu'elle est vide lorsqu'elle ne contient que de l'air; et s'il n'y a point de poisson dans un vivier, nous disons qu'il n'y a rien dedans, quoiqu'il soit plein d'eau; ainsi nous. disons qu'un vaisseau est vide, lorsqu'au lieu des marchandises dont on le charge d'ordinaire on ne l'a chargé que de sable, afin qu'il pût résister à l'impétuosité du vent: et c'est en ce même sens que nous disons qu'un espace est vide lorsqu'il ne contient rien qui nous soit sensible, encore qu'il contienne une matière créée et une substance étendue. Car nous ne considérons ordinairement les corps qui sont proches de nous qu'en tant qu'ils causent dans les organes de nos sens des impressions si fortes que nous les pouvons sentir. Et si, au lieu de nous souvenir de ce que nous devons entendre par ces mots de vide ou de rien, nous pensions par après qu'un tel espace, où nos sens ne nous font rien apercevoir, ne contient aucune chose créée, nous tomberions en une erreur aussi grossière que si, à cause qu'on dit ordinairement qu'une cruche est vide dans laquelle il n'y a que de l'air, nous

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