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que

quitterons sans peine tous les préjugés qui ne sont fondés que sur nos sens, et ne nous servirons de notre entendement pour en examiner la nature, parce que c'est en lui seul que les premières notions ou idées, qui sont comme les semences des vérités que nous sommes capables de connaître, se trouvent naturellement.

4. Que ce n'est pas la pesanteur, ni la dureté, ni la couleur, etc., qui constitue la nature du corps, mais l'extension seule.

En ce faisant, nous saurons que la nature de la matière ou du corps pris en général ne consiste point en ce qu'il est une chose dure, ou pesante, ou colorée, ou qui touche nos sens de quelque autre façon, mais seulement en ce qu'il est une substance étendue en longueur, largeur et profondeur. Pour ce qui est de la dureté, nous n'en connaissons autre chose par le moyen de l'attouchement sinon que les parties des corps durs résistent au mouvement de nos mains lorsqu'elles les rencontrent : mais si toutes les fois que nous portons nos mains quelque part, les corps qui sont en cet endroit-là se retiraient aussi vite comme elles en approchent, il est certain que nous ne sentirions jamais de dureté; et néanmoins nous n'avons aucune raison qui nous puisse faire croire que les corps qui se retireraient de cette sorte perdissent pour cela ce qui les fait corps. D'où il suit que leur nature ne consiste pas en la dureté que nous sentons quelquefois à leur occasion, ni aussi en la pesanteur, chaleur et autres qualités de ce genre; car si nous examinons quelque corps que ce soit, nous pouvons penser qu'il n'a en soi aucune de ces qualités, et cependant nous connaissons clairement et distinctement qu'il a tout ce qui le fait corps, pourvu qu'il ait de l'extension en longueur, largeur et profondeur : d'où il suit aussi que pour être il n'a besoin d'elles en aucune façon, et que sa nature consiste en cela seul qu'il est une substance qui a de l'extension.

5. Que cette vérité est obscurcie par les opinions dont on est préoccupé touchant la raréfaction et le vide.

Pour rendre cette vérité entièrement évidente, il ne reste ici que deux difficultés à éclaircir. La première consiste en ce que quelques-uns, voyant proche de nous des corps qui sont quelquefois plus et quelquefois moins raréfiés, se sont imaginé qu'un même corps a plus d'extension lorsqu'il est raréfié que lorsqu'il est condensé; il y en a même qui ont subtilisé jusques à vouloir distinguer la substance d'un corps d'avec sa propre grandeur, et la grandeur même d'avec son extension. L'autre n'est fondée que sur une façon de penser qui est en usage, à savoir qu'on n'entend pas qu'il y ait un corps où l'on dit qu'il n'y a qu'une étendue en longueur, largeur et profondeur, mais seulement un espace, et encore un espace vide, qu'on se persuade aisément n'être rien.

6. Comment se fait la raréfaction.

Pour ce qui est de la raréfaction et de la condensation, quiconque voudra examiner ses pensées, et ne rien admettre sur ce sujet que ce dont il aura une idée claire et distincte, ne croira pas qu'elles se fassent autrement que par un changement de figure qui arrive au corps, lequel est raréfié ou condensé : c'est-à-dire que toutes fois et quantes que nous voyons qu'un corps est raréfié, nous devons penser qu'il y a plusieurs intervalles entre ses parties, lesquels sont remplis de quelque autre corps, et que lorsqu'il est condensé, ces mêmes parties sont plus proches les unes des autres qu'elles n'étaient, soit qu'on ait rendu les intervalles qui étaient entre elles plus petits, ou qu'on les ait entièrement ôtés, auquel cas on ne saurait concevoir qu'un corps puisse être davantage condensé; et toutefois il ne laisse pas d'avoir tout autant d'extension que lorsque ces mêmes parties étant éloignées

les unes des autres, et comme éparses en plusieurs branches, embrassaient un plus grand espace. Car nous ne devons point lui attribuer l'étendue qui est dans les pores ou intervalles que ses parties n'occupent point lorsqu'il est raréfié, mais aux autres corps qui remplissent ces intervalles; tout de même que voyant une éponge pleine d'eau ou de quelque autre liqueur, nous n'entendons point que chaque partie de cette éponge ait pour cela plus d'étendue, mais seulement qu'il y a des pores ou intervalles entre ses parties qui sont plus grands que lorsqu'elle est sèche et plus serrée.

7. Qu'elle ne peut être intelligiblement expliquée qu'en la façon ici proposée,

Je ne sais pourquoi, lorsqu'on a voulu expliquer comment un corps est raréfié, on a mieux aimé dire que c'était par l'augmentation de sa quantité, que de se servir de l'exemple de cette éponge. Car bien que nous ne voyions point, lorsque l'air ou l'eau sont raréfiés, les pores qui sont entre les parties de ces corps, ni comment ils sont devenus plus grands, ni même le corps qui les remplit, il est toutefois beaucoup moins raisonnable de feindre je ne sais quoi qui n'est pas intelligible, pour expliquer seulement en apparence, et par des termes qui n'ont aucun sens, la façon dont un corps est raréfié, que de conclure, en conséquence de ce qu'il est raréfié, qu'il y a des pores ou intervalles entre ses parties qui sont devenus plus grands, et qui sont pleins de quelque autre corps. Et nous ne devons pas faire difficulté de croire que la raréfaction ne se fasse ainsi que je dis, bien que nous n'apercevions par aucun de nos sens le corps qui les remplit, parce qu'il n'y a point de raison qui nous oblige à croire que nous devions apercevoir par nos sens tous les corps qui sont autour de nous, et que nous voyons qu'il est très aisé de l'expliquer en cette sorte, et qu'il est impossible de la concevoir autrement; car, enfin, il y aurait, ce me semble,

une contradiction manifeste qu'une chose fût augmentée d'une grandeur ou d'une extension qu'elle n'avait point, et qu'elle ne fût pas accrue par même moyen d'une nouvelle substance étendue ou bien d'un nouveau corps, à cause qu'il n'est pas possible de concevoir qu'on puisse ajouter de la grandeur ou de l'extension à une chose par aucun autre moyen qu'en y ajoutant une chose grande et étendue, comme il paraîtra encore plus clairement par ce qui suit...

8. Que la grandeur ne diffère de ce qui est grand, ni le nombre des choses nombrées, que par notre pensée.

Dont la raison est que la grandeur ne diffère de ce qui est grand, et le nombre de ce qui est nombré, que par notre pensée : c'est-à-dire qu'encore que nous puissions penser à ce qui est de la nature d'une chose étendue qui est comprise en un espace de dix pieds, sans prendre garde à cette mesure de dix pieds, à cause que cette chose est de même nature en chacune de ses parties comme dans le tout; et que nous puissions penser à un nombre de dix, ou bien à une grandeur continue de dix pieds, sans penser à une telle chose, à cause que l'idée que nous avons du nombre de dix est la même soit que nous considérions un nombre de dix pieds ou quelque autre dizaine; et que nous puissions même concevoir une grandeur continue de dix pieds sans faire réflexion sur telle ou telle chose, bien que nous ne puissions la concevoir sans quelque chose d'étendu : toutefois il est évident qu'on ne saurait ôter aucune partie d'une telle grandeur, ou d'une telle extension, qu'on ne retranche par même moyen tout autant de la chose; et réciproquement qu'on ne saurait retraucher de la chose, qu'on n'ôte par même moyen tout autant de la grandeur ou de l'extension.

9. Que la substance corporelle ne peut être clairement conçue sans son extension.

Si quelques-uns s'expliquent autrement sur ce sujet, je ne pense pourtant pas qu'ils conçoivent autre chose que ce que je viens de dire : car lorsqu'ils distinguent la substance corporelle ou matérielle d'avec l'extension et la grandeur, ou ils n'entendent rien par le mot de substance corporelle, ou ils forment seulement en leur esprit une idée confuse de la substance immatérielle, qu'ils attribuent faussement à la substance corporelle, et laissent à l'extension la véritable idée de cette substance corporelle; laquelle extension ils nomment un accident, mais si improprement qu'il est aisé de connaître que leurs paroles n'ont point de rapport avec leurs pensées.

10. Ce que c'est que l'espace ou le lieu intérieur.

L'espace, ou le lieu intérieur, et le corps qui est compris en cet espace ne sont différens aussi que par notre pensée. Car, en effet, la même étendue en longueur, largeur et profondeur qui constitue l'espace, constitue le corps; et la différence qui est entre eux ne consiste qu'en ce que nous attribuons au corps une étendue particulière, que nous concevons changer de place avec lui toutes fois et quantes qu'il est transporté, et que nous en attribuons à l'espace une si générale et si vague, qu'après avoir ôté d'un certain espace le corps qui l'occupait nous ne pensons pas avoir aussi transporté l'étendue de cet espace, à cause qu'il nous semble que la même étendue y demeure toujours pendant qu'il est de même grandeur et de même figure, et qu'il n'a point changé de situation au regard des corps de dehors par lesquels nous le déterminons.

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