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ment la substance sans la façon qui diffère d'elle en cette sorte; mais que réciproquement nous ne pouvons avoir une idée distincte d'une telle façon sans penser à une telle substance. Il y a, par exemple, une distinction modale entre la figure ou le mouvement et la substance corporelle dont ils dépendent tous deux; il y en a aussi entre assurer ou se ressouvenir et la chose qui pense. Pour l'autre sorte de distinction, qui est entre deux différentes façons d'une même substance, elle est remarquable en ce que nous pouvons connaître l'une de ces façons sans l'autre, comme la figure sans le mouvement, et le mouvement sans la figure; mais que nous ne pouvons penser distinctement ni à l'une ni à l'autre que nous ne sachions qu'elles dépendent toutes deux d'une même substance. Par exemple si une pierre est mue, et avec cela carrée, nous pouvons connaître sa figure carrée sans savoir qu'elle soit mue, et réciproquement nous pouvons savoir qu'elle est mue sans savoir si elle est carrée; mais nous ne pouvons avoir une connaissance distincte de ce mouvement et de cette figure si nous ne connaissons qu'ils sont tous deux en une même chose, à savoir en la substance de cette pierre. Pour ce qui est de la distinction dont la façon d'une substance est différente d'une autre substance ou bien de la façon d'une autre substance, comme le mouvement d'un corps est différent d'un autre corps ou d'une chose qui pense, ou bien comme le mouvement est différent du doute, il me semble qu'on la doit nommer réelle plutôt que modale à cause que nous ne saurions connaître les modes sans les substances dont ils dépendent, et que les substances sont réellement distinctes les unes des autres.

62. De la distinction qui se fait par la pensée.

Enfin, la distinction qui se fait par la pensée consiste en ce que nous distinguons quelquefois une substance de quelqu'un de ses attributs sans lequel néanmoins il n'est

pas possible que nous en ayons une connaissance distincte; ou bien en ce que nous tâchons de séparer d'une même substance deux tels attributs, en pensant à l'un sans penser à l'autre. Cette distinction est remarquable en ce que nous ne saurions avoir une idée claire et distincte d'une telle substance si nous lui ôtons un tel attribut; ou bien en ce que nous ne saurions avoir une idée claire et distincte de l'un de deux ou plusieurs tels attributs si nous le séparons des autres. Par exemple, à cause qu'il n'y a point de substance qui ne cesse d'exister lorsqu'elle cesse de durer, la durée n'est distincte de la substance que par la pensée; et généralement tous les attributs qui font que nous avons des pensées diverses d'une même chose, tels que sont par exemple l'étendue du corps et sa propriété d'être divisible

plusieurs parties, ne diffèrent du corps qui nous sert d'objet, et réciproquement l'un de l'autre, qu'à cause que nous pensons quelquefois confusément à l'un sans penser à l'autre. Il me souvient d'avoir mêlé la distinction qui se fait par la pensée avec la modale, sur la fin des réponses que j'ai faites aux premières objections qui m'ont été envoyées sur les Méditations de ma métaphysique; mais cela ne répugne point à ce que j'écris ici, parce que, n'ayant pas dessein de traiter pour lors fort amplement de cette matière, il me suffisait de les distinguer toutes deux de la réelle.

Comment on peut avoir des notions distinctes de l'extension et de la pensée, en tant que l'une constitue la nature du corps, et l'autre celle de l'ame.

Nous pouvons aussi considérer la pensée et l'étendue comme les choses principales qui constituent la nature de la substance intelligente et corporelle; et alors nous ne devons point les concevoir autrement que comme la substance même qui pense et qui est étendue, c'est-à-dire comme l'ame et le corps car nous les connaissons en cette sorte très clairement et très distinctement. Il est

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même plus aisé de connaître une substance qui pense ou une substance étendue que la substance toute seule, laissant à part si elle pense ou si elle est étendue; parce qu'il y a quelque difficulté à séparer la notion que nous avons de la substance de celle que nous avons de la pensée et de l'étendue car elles ne diffèrent de la substance que par cela seul que nous considérons quelquefois la pensée ou l'étendue sans faire réflexion sur la chose même qui pense ou qui est étendue. Et notre conception n'est pas plus distincte parce qu'elle comprend peu de choses, mais parce que nous discernons soigneusement ce qu'elle comprend, et que nous prenons garde à ne le point confondre avec d'autres notions qui la rendraient plus obscure.

64. Comment on peut aussi les concevoir distinctement en les prenant pour des modes ou attributs de ces substances.

Nous pouvons considérer aussi la pensée et l'étendue comme des modes ou des façons différentes qui se trouvent en la substance: c'est-à-dire que lorsque nous considérons qu'une même ame peut avoir plusieurs diverses pensées et qu'un même corps avec sa même grandeur peut être étendu en plusieurs façons, tantôt plus en longueur et moins en largeur ou en profondeur, et quelquefois au contraire plus en largeur et moins en longueur; et que nous ne distinguons la pensée et l'étendue de ce qui pense et de ce qui est étendu que comme les dépendances d'une chose, de la chose même dont elles dépendent; nous les connaissons aussi clairement et aussi distinctement que leurs substances, pourvu que nous ne pensions point qu'elles subsistent d'elles-mêmes, mais qu'elles sont seulement des façons ou des dépendances de quelques substances. Car quand nous les considérons comme les propriétés des substances dont elles dépendent, nous les distinguons aisément de ces substances,

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et les prenons pour telles qu'elles sont véritablement : au lieu que si nous voulions les considérer sans substance, cela pourrait être cause que nous les prendrions pour des choses qui subsistent d'elles-mêmes; en sorte que nous confondrions l'idée que nous devons avoir de la substance avec celle que nous devons avoir de ses propriétés.

65. Comment on conçoit aussi leurs diverses propriétés ou attributs.

Nous pouvons aussi concevoir fort distinctement plusieurs diverses façons de penser, comme entendre, vouloir, imaginer, etc.; et plusieurs diverses façons d'étendue, ou qui appartiennent à l'étendue, comme généralement toutes les figures, la situation des parties et leurs mouvemens, pourvu que nous les considérions simplement comme les dépendances des substances où elles sont; et quant à ce qui est du mouvement, pourvu que nous pensions seulement à celui qui se fait d'un lieu en un autre, sans rechercher la force qui le produit, laquelle toutefois j'essaierai de faire connaître lorsqu'il en sera temps.

66. Que nous avons aussi des notions distinctes de nos sentimens, de nos affections et de nos appétits, bien que souvent nous nous trompions aux jugemens que nous en faisons.

Il ne reste plus que les sentimens, les affections et les appétits, desquels nous pouvons avoir aussi une connaissance claire et distincte pourvu que nous prenions garde à ne comprendre dans les jugemens que nous en ferons que ce que nous connaîtrons précisément par la clarté de notre perception, et dont nous serons assurés par la raison. Mais il est malaisé d'user continuellement d'une telle précaution, au moins à l'égard de nos sens, à cause que nous avons cru dès le commencement de notre vie que toutes les choses que nous sentions avaient une existence hors de notre pensée, et qu'elles étaient entiè

rement semblables aux sentimens ou aux idées que nous avions à leur occasion. Ainsi lorsque nous avons vu, par exemple, une certaine couleur, nous avons cru voir une chose qui subsistait hors de nous, et qui était semblable à l'idée que nous avions. Or nous avons ainsi jugé en tant de rencontres, et il nous a semblé voir cela si clairement et si distinctement, à cause que nous étions accoutumés à juger de la sorte, qu'on ne doit pas trouver étrange que quelques-uns demeurent ensuite tellement persuadés de ce faux préjugé qu'ils ne puissent pas même se résoudre à en douter.

67. Que souvent même nous nous trompons en jugeant que nous sentons de la douleur en quelque partie de notre corps.

La même prévention a eu lieu en tous nos autres sentimens, même en ce qui est du chatouillement et de la douleur. Car encore que nous n'ayons pas cru qu'il y eût hors de nous dans les objets extérieurs des choses qui fussent semblables au chatouillement ou à la douleur qu'ils nous faisaient sentir, nous n'avons pourtant pas considéré ces sentimens comme des idées qui étaient seulement en notre ame; mais aussi nous avons cru qu'ils étaient dans nos mains, dans nos pieds, et dans les autres parties de notre corps : sans toutefois qu'il y ait aucune raison qui nous oblige à croire que la douleur que nous sentons, par exemple, au pied soit quelque chose hors de notre pensée qui soit dans notre pied, ni que la lumière que nous pensons voir dans le soleil soit dans le soleil ainsi qu'elle est en nous. Et si quelques-uns se laissent encore persuader à une si fausse opinion, ce n'est qu'à cause qu'ils font si grand cas des jugemens qu'ils ont faits lorsqu'ils étaient enfans, qu'ils ne sauraient les oublier pour en faire d'autres plus solides, comme il paraîtra encore plus manifestement par ce qui suit.

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