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LEÇON XXXIX.

LITTÉRATURE ANGLAISE.

DIX-SEPTIÈME SIÈCLE.

SPENSER, COWLEY, MILTON.

Après avoir passé en revue les auteurs français qui, à la fin du règne de Louis XIV, soutenaient d'une main mal assurée le sceptre poétique si glorieusement porté par Corneille, Racine, La Fontaine et Molière, voyons si nous trouverons sur une terre étrangère des rivaux moins indignes d'être comparés à ces immortels génies. C'est en Angleterre que nous devrons les chercher; car, au dix-septième siècle, l'Italie et l'Espagne se sont endormies dans leur gloire, et l'Allemagne n'a pas encore vu poindre

la sienne.

Dès le seizième siècle, deux éléments étrangers étaient venus se mêler à la poésie des légendes, des contes et des ballades de la vieille Angleterre, et en avaient changé la nature naïve et mélancolique. Les poètes grecs et latins, traduits en anglais pour la première fois, ébloui

rent les esprits par l'éclat de leurs fabuleuses inventions. La cour d'Élisabeth, et la reine la première, donnèrent l'exemple d'un engouement puéril pour les merveilles du paganisme, qui firent oublier entièrement celles de la féerie. Ce fut bientôt la mode de parler grec et latin. Le docte Roger Asham, précepteur de la reine, disait avec orgueil que, pendant son séjour à Windsor, sa royale élève lisait plus de grec en un jour qu'un prébendier ne lisait de latin en une semaine : il n'est guère besoin d'ajouter que toutes les dames de la cour se firent un point d'honneur d'égaler en érudition leur royale maitresse. Les dieux païens étaient tellement en vogue que, lorsque Élisabeth donnait une fête champêtre, ses jardins et son palais étaient transformés en un véritable Panthéon. Si elle rendait visite à quelque seigneur de sa cour, elle était, en entrant, saluée par les dieux Pénates, et conduite par Mercure à ses appartements. Au diner, les Métamorphoses d'Ovide étaient figurées dans le dessert, qui n'allait guère sans quelque gâteau historique, représentant la destruction de Troie. Si, au sortir du festin, la reine descendait dans le parc, elle trouvait le lac couvert de Tritons et de Néréides, les bois se peuplaient de Dryades, et des Satyres dansaient sur le gazon aux sons de la flûte du dieu Pan. Lui prenait-il fantaisie de chasser, elle rencontrait, au premier détour du chemin, la déesse Diane, qui la conduisait sous de frais ombrages, à l'abri des regards d'un nouvel Actéon.

Il va sans dire que cette fureur mythologique avait pris possession de la poésie anglaise, qui ne s'en trouvait pas mieux que la nôtre. L'influence, encore puissante, de la

littérature italienne du moyen âge mêlait à cette passion de paganisme le goût des aventures romanesques et de la poésie galante et maniérée. Tel fut le bizarre amalgame dont se composa en grande partie la littérature anglaise, au temps d'Élisabeth. Cette époque n'en est pas moins appelée l'âge d'or de la poésie britannique. Il est vrai que Shakspeare nous y apparaît, et qu'un si beau génie peut presque suffire à la gloire littéraire d'un siècle. On n'en saurait dire autant d'Edmond Spenser, son contemporain, qui cependant a joui pendant sa vie d'une réputation supérieure à celle de l'auteur d'Hamlet: c'est que Spenser était de son époque, tandis que Shakspeare est de tous les temps.

Né à Londres vers 1553, Spenser commença dès le collège à s'abandonner aux inspirations poétiques de son génie. La rencontre qu'il fit plus tard, dans ses voyages, d'une jeune fille, nommée Rosalinde, le porta à composer, en l'honneur de cette belle, des pastorales, réunies sous le titre de Calendrier du berger. On y remarque plus d'esprit que de sentiment. Le seigneur le plus accompli de ce temps, Philippe Sidney, à qui il dédia son ouvrage, l'engagea à quitter les pipeaux champêtres pour la trompette héroïque. Les plus grands seigneurs de l'Angleterre, les Grey, les Leicester, les Raleigh, disputèrent à Philippe Sidney l'honneur de protéger le poète, et obtinrent pour lui la concession de terres considérables dans le comté de Cork en Irlande: ce fut dans cette solitude qu'il composa, tout en cultivant son domaine, le poème qui a fait sa gloire et qui, bien qu'inachevé, est un des monuments les plus curieux de la

littérature anglaise. Nous ne connaissons de ce poème, intitulé la Reine des fées, que les six premiers livres, qu'il présenta et dédia à la reine Élisabeth. Il paraît que les six derniers, encore manuscrits, périrent dans les flammes, lorsque la maison du poète fut livrée au pillage, pendant les troubles qui désolèrent l'Irlande. Forcé de se réfugier en Angleterre, il y mourut, en 1598, peu de temps après son arrivée. Le chagrin de la perte de ses manuscrits, et peut-être aussi de celle de sa fortune, hâta la fin de sa vie : la protection du comte d'Essex lui obtint dans l'abbaye de Wesminster une tombe près de celle de Chaucer, et sur la pierre du monument on lit encore aujourd'hui une inscription latine, où il est dit que la poésie anglaise, qui a vécu par lui, doit craindre de mourir avec lui: singulière inquiétude, au temps où vivait Shakspeare.

Le poème de Spenser est une allégorie continuelle. La reine des fées, Gloriana, n'est autre que la reine Élisabeth. Le prince Arthur n'est autre que Philippe Sidney, le premier protecteur du poète. La Reine des fées est évidemment une imitation du Roland furieux. Les chevaliers errants, les magiciens et les géants y jouent un grand rôle, sans en exclure les divinités païennes, ni les formes mêmes de la poésie antique, qui s'y trouve représentée par des traductions presque littérales des auteurs grecs et latins. Ce qui distingue Spenser de l'Arioste, c'est que dans le poème italien nous marchons sur la terre en compagnie de gais et aventureux voyageurs, tandis que dans le poème anglais nous parcourons un autre monde, entourés d'êtres fantastiques.

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Le poète nous conduit au sein d'une nature plus belle encore que celle que nous connaissons : le murmure des ruisseaux y est plus doux, les collines plus vertes, les vallées plus riantes; il peint la nature, non telle que nous la voyons, mais telle que nous la rêvons quelquefois, lorsque la jeunesse et l'amour nous entourent de leurs décevantes illusions. D'un coup de sa baguette enchantée, il donne un corps à des rêves et enveloppe d'un voile fantastique les choses naturelles; son imagination se promène à la fois dans les deux mondes de la réalité et de la fiction mais aussi elle s'y égare, et, par la confusion de ces deux éléments opposés, elle empêche l'émotion de naître. La gaieté de Spenser ne fait pas rire, son pathétique ne fait pas pleurer : il nous laisse sous une impression de peine ou de plaisir aussi vague que la poésie qui l'a produite. Je ne puis mieux comparer l'œuvre de Spenser qu'à ces bulles de savon où se peignent, en couleurs vagues et chatoyantes, l'azur des cieux, les feux du soleil et la verdure des bois, et qui s'évanouissent au plus léger souffle de l'air. Hume a dit avec raison que la lecture du poème de Spenser est plutôt une tâche qu'un plaisir le style d'ailleurs a beaucoup vieilli par endroits, ce qui ne rend pas cette tâche moins fatigante. Nous pensons qu'aucune traduction française, quelque habile qu'elle fût, ne vous intéresserait à ces fictions, sous lesquelles on chercherait vainement une pensée morale ou philosophique.

Avant de passer à l'auteur du Paradis perdu, comme le voudrait un ordre rigoureusement chronologique, nous vous entretiendrons d'un poète qui perdrait trop à

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