Page images
PDF
EPUB

Ne sont pas
Et je compte pour rien que Rome favorable
Me déclare innocent, quand tu me crois coupable.
Je viens donc par ta main expier mon forfait.
Frappe de mon destin je meurs trop satisfait,
Puisque ma trahison, qui sauve ma patrie,
Te sauve en même temps et l'honneur et la vie.

des raisons à calmer ton dépit;

Toi! me sauver la vie!

MANLIUS.

SERVILIUS.

Et même à tes amis.

A signer leur pardon le sénat s'est soumis.
Leurs jours sont assurés.

MANLIUS.

Et quel aveu, quel titre De leur sort et du mien te rend ici l'arbitre? Qui t'a dit que pour moi la vie eût tant d'attraits? Que veux-tu que je puisse en faire désormais? Pour m'y voir des Romains le mépris et la fable? Pour la perdre peut-être en un sort misérable, Ou dans une querelle, en signalant ma foi Pour quelque ami nouveau, perfide comme toi? Dieux! quand de toutes parts ma vive défiance Jusqu'aux moindres périls portait ma prévoyance, Par toi notre dessein devait être détruit,

Et par l'indigne objet dont l'amour t'a séduit!

Car, je n'en doute point, ton crime est son ouvrage :
Lâche, indigne Romain, qui, né pour l'esclavage,

Sauves de fiers tyrans, soigneux de t'outrager,
Et trahis des amis qui voulaient te venger!
Quel sera contre moi l'éclat de leur colère!
Je leur ai garanti ta foi ferme et sincère;
J'ai ri de leurs soupçons, j'ai retenu leurs bras
Qui t'allaient prévenir par ton juste trépas.

A leur sage conseil que n'ai-je pu me rendre!
Ton sang valait alors qu'on daignât le répandre ;
Il aurait assuré l'effet de mon dessein:

Mais, sans fruit maintenant, il souillerait ma main ;
Et, trop vil à mes yeux pour laver ton offense,
Je laisse à tes remords le soin de ma vengeance.

Il ne faudrait à cette scène qu'un style un peu plus vigoureux pour être complétement belle. Nous préférons le poignard levé par Manlius sur le sein de son ami, et qui s'arrête au moment de frapper, au soufflet que, dans la tragédie anglaise, Pierre donne à Jaffier lorsqu'il apprend sa trahison: mais, en revanche, nous concevons qu'on préfère au récit de la mort de Servilius et de Manlius, qui se sont précipités ensemble du haut du Capitole, le spectacle de la mort de Pierre, tué sur l'échafaud par Jaffier, qui ensuite se frappe lui-même et tombe sur le corps de son ami.

Ainsi, d'une part nous reprochons au poète anglais d'avoir usé trop largement des libertés de son théâtre en introduisant des scènes ignobles dans une action touchante et en souillant son dialogue d'expressions grossières; de l'autre nous blâmons le poète français d'avoir montré une réserve qui trahit sa faiblesse plus qu'elle n'atteste la sévérité de son goût, et d'avoir trop négligé l'effet théâtral, toujours si puissant sur les spectateurs. Mais est-il donc impossible d'obtenir, par des concessions mutuelles, par des sacrifices réciproques, une sorte de fusion ou plutôt de moyen terme entre les bizarres hardiesses du drame anglais et la bienséance quelquefois un peu froide du nôtre. Ne pouvons-nous

[ocr errors][merged small]

devenir plus hardis sans être extravagants, et perdre notre froideur sans renoncer au bon goût et aux convenances? On ne peut nier du moins que les sujets modernes permettent au théâtre certaines innovations qui seraient déplacées dans un sujet antique. Nous ne devons, nous ne pouvons mettre en scène les personnages de l'antiquité autrement que les poètes anciens ne les ont eux-mêmes montrés au public, c'est-à-dire avec cette simplicité d'action et cette sévérité de langage qui caractérisent le drame athénien. Mais quand ce sont des personnages modernes dont nous ranimons la cendre à peine éteinte, ne devons-nous point, en partant du même principe, leur rendre, avec le costume qu'ils portaient, les sentiments, les mœurs, l'action et le langage de l'époque où ils ont vécu? Ne devons-nous pas faire en sorte que le prince ou le chevalier du moyen âge se distingue, autrement que par l'habit, du sénateur ou du soldat romain? Cela n'est ni contestable ni contesté aujourd'hui par les gens de goût. Qui donc arrête l'apparition des chefs-d'œuvre incomparables qu'il semble que doive enfanter cette alliance, désormais légitime, entre deux systèmes dramatiques si opposés en apparence? C'est que, pour ce grand enfantement, il ne faut pas moins aussi que l'alliance de deux natures, de deux instincts poétiques que l'on a crus incompatibles jusqu'ici; il faut qu'il plaise à Dieu de fondre en un même cerveau le génie de Shakspeare et le génie de Racine.

LEÇON XXXVIII.

LITTÉRATURE FRANÇAISE.

DIX-SEPTIÈME SIÈCLE.

BARON, BRUEYS, REGNÁRD, DANCOURT.

Si nous passons de la scène tragique à la scène comique, nous trouvons ici, comme nous avons rencontré là, le talent et l'esprit recueillant l'héritage du génie. On n'oserait affirmer toutefois que la même distance qui sépare Pierre Corneille et Racine de Lafosse et de Thomas Corneille existât entre Molière et Regnard, ni, surtout, que l'auteur de Turcaret n'eût pas plus que de l'esprit et du talent.

Parmi les œuvres comiques de cette époque qui ont lutte contre l'oubli avec plus de succès que de mérite réel, nous citerons l'Homme à bonnes fortunes du célèbre comédien Baron, l'ingrat élève de Molière. On a dit que Baron n'était que le prête-nom de certains auteurs qui n'osaient pas se faire connaître ou auxquels il achetait leurs manuscrits. Est-ce au Père de La Rue, jésuite, qu'il faut attribuer les imitations, en vers assez

médiocres, de l'Andrienne et des Adelphes de Térence? Est-ce à l'avocat Subligny qu'il faut rapporter l'honneur d'avoir écrit les comédies de l'Homme à bonnes fortunes et la Fausse Prude? Ou bien le comédien Baron est-il le véritable auteur de ces ouvrages et d'autres encore qui ont été publiés sous son nom ? La question, indécise au temps même de Baron, ne s'est pas éclaircie depuis, et le Roscius moderne (c'est ainsi qu'il s'appelait) est resté seul responsable devant la critique des comédies dont il s'est déclaré l'auteur. Nous lui dirons donc que, si la postérité l'a reconnu pour un digne élève de Molière, ce n'est point dans l'art de faire des comédies, mais dans l'art de les jouer. On sait que, grâce aux conseils de son maître, il se défit, comme acteur, de cette déclamation ampoulée dont Molière se moque dans l'Impromptu de Versailles, et qu'il apporta dans la tragédie et dans la comédie cette diction simple, naturelle et vraie qui fait oublier le comédien. Il jouait avec un égal succès Alceste et Achille, Arnolphe et Joad, et l'illusion qu'il produisait à la scène était telle, qu'à l'âge de soixante-huit ans il joua, sans être trouvé ridicule, dans la tragédie des Machabées, de Lamothe, le personnage de Misaël, qui n'a guère que seize ans. Il est vrai que le public est dans l'usage de tout pardonner à ses acteurs favoris. Plus âgé encore, il joua le Cid; mais il n'eut pas la force de se relever après s'être jeté aux genoux de Chimène, et il fallut que deux valets de théâtre vinssent le remettre sur ses pieds.

La réputation de Baron, comme acteur, aurait suffi pour conserver son nom dans les fastes du théâtre, sans

« PreviousContinue »