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la plupart des portraits, et que les amis de Racine lui fournirent plusieurs scènes dont ils avaient été témoins et qu'il plaça dans son ouvrage. Cela n'empêche point que le dialogue, tout piquant qu'il est, ne manque de vérité, ce qui explique pourquoi les Plaideurs sont loin de faire à la représentation le même plaisir qu'à la lecture. On en rit plus volontiers au coin de son feu que dans une salle de spectacle. C'est qu'au théâtre, et surtout dans une scène comique, la vérité est toujours ce qui charme le plus. Toutefois, cette comédie fit beaucoup rire Louis XIV et toute sa cour, et Molière dit hautement que les gens qui s'en moquaient méritaient qu'on se moquât d'eux. Nous croyons cependant que le vrai public d'alors, qui, comme celui d'aujourd'hui, reçut froidement cette débauche d'esprit de l'auteur d'Andromaque, n'était pas tout à fait dans son tort, comme il y fut peu après lorsqu'il accueillit avec la même froideur la tragédie de Britannicus.

Britannicus appartient tout entier à Racine, et c'est pour nous une raison de lui accorder une attention toute particulière. Cette fois, les grands tragiques de l'antiquité n'avaient rien prêté au poète moderne, qui de quelques lignes de Tacite avait su tirer un des plus admirables chefs-d'œuvre de la scène française. Ce chefd'œuvre fut mal reçu du parterre et du banc formidable où se tenaient habituellement les auteurs. Boursault, qui eut le tort d'être l'ennemi de Molière et de Racine parce qu'il faisait lui-même des tragédies et des comédies, Boursault, qui cabalait contre Britannicus et qui rendit compte de la première représentation, prétendit qu'Agrippine

avait paru fière sans sujet, Burrhus vertueux sans dessein, Britannicus amoureux sans jugement, Narcisse làche sans prétexte, Junie constante sans fermeté, et Néron cruel sans malice. Il suffirait peut-être, pour répondre à de pareilles attaques, de rappeler le mot de Boileau, qui, après la représentation, courut embrasser Racine en s'écriant : « Voilà ce que vous avez fait de mieux ! » mais nous devons vous faire juges vous-mêmes de l'àpropos de ces critiques. Commençons donc par exami

ner les caractères.

Agrippine, que nous voyons d'abord entrer en scène, est la mère du jeune Néron, et c'est elle qui l'a élevé à l'empire au préjudice de Britannicus, fils de Claude et de Messaline, dans l'espoir de gouverner l'État sous le nom de son fils. C'est une ambition toute naturelle chez la veuve de Claude; et la femme qui est venue à bout de changer l'ordre de succession au trône pour ne pas perdre la place qu'elle s'y est faite, la femme dont le génie a toujours dominé son époux, son fils et l'empire tout entier, n'est point assurément fière sans sujet, comme le prétendait Boursault.

« Burrhus, ajoute-t-il, est vertueux sans dessein. » Écoutons-le répondre à Agrippine qui lui reproche l'ingratitude de Néron :

Vous m'avez de César confié la jeunesse,

Je l'avoue; et je dois m'en souvenir sans cesse.
Mais vous avais-je fait serment de le trahir,

D'en faire un empereur qui ne sût qu'obéir?

Non. Ce n'est plus à vous qu'il faut que j'en réponde :
Ce n'est plus votre fils, c'est le maître du monde.

J'en dois compte, madame, à l'empire romain,
Qui croit voir son salut ou sa perte en ma main.
Ah! si dans l'ignorance il le fallait instruire,
N'avait-on que Sénèque et moi pour le séduire?
Pourquoi de sa conduite éloigner les flatteurs?
Fallait-il dans l'exil chercher des corrupteurs?
La cour de Claudius, en esclaves fertile,
Pour deux que l'on cherchait en eût présenté mille,
Qui tous auraient brigué l'honneur de l'avilir :
Dans une longue enfance ils l'auraient fait vieillir.

Il termine ainsi sa justification:

Qu'importe que César continue à nous croire,
Pourvu que nos conseils ne tendent qu'à sa gloire;
Pourvu que dans le cours d'un règne florissant
Rome soit toujours libre, et César tout-puissant?
Mais, madame, Néron suffit pour se conduire.
J'obéis, sans prétendre à l'honneur de l'instruire.
Sur ses aïeux, sans doute, il n'a qu'à se régler;
Pour bien faire, Néron n'a qu'à se ressembler.
Heureux si ses vertus l'une à l'autre enchaînées
Ramènent tous les ans ses premières années!

Est-ce donc se montrer vertueux sans dessein que d'arracher le jeune Néron à la domination d'une mère. ambitieuse, vindicative, et à qui les crimes coûtent si peu pour assurer son pouvoir? Et lorsque, bientôt après, nous verrons ce même Burrhus, qui défend Néron contre Agrippine, défendre Britannicus contre Néron et dire à l'empereur qu'il est résolu à mourir plutôt que de lui laisser commettre un crime, répéterons-nous, avec les détracteurs de Racine, que la vertu de Burrhus est sans but? Burrhus est une des admirables créations du poète :

c'est le type de ces hautes vertus qui trouvent en ellesmêmes leur force et leur récompense; vertu si haute, et si ferme, qu'en sa présence le crime se trouble et le vice s'humilie.

Britannicus, dit encore le critique, est amoureux sans jugement. Étrange observation! Et depuis quand l'amour doit-il avoir du jugement? Oh! sans doute, si Britannicus, en apprenant que Junie, qu'il aime, est aimée de Néron, et qu'il doit renoncer à elle s'il veut vivre, si Britannicus, dis-je, sacrifiait son amour à la passion de son rival, il ferait preuve de jugement; mais serait-il vraiment amoureux? Racine connaissait trop bien et le cœur humain et les convenances dramatiques pour ne pas nous montrer dans Britannicus un jeune prince, non-seulement plein d'amour, mais tout plein aussi d'imprudence et de fierté, comme on l'est d'ordinaire à cet âge, sans qu'il soit besoin pour cela d'être prince ni amoureux.

Avouerons-nous que Narcisse soit lâche sans prétexte? Néron est un usurpateur, Britannicus un prince détrôné : faut-il un autre prétexte à la lâcheté d'un misérable affranchi? est-il étonnant qu'il vende le plus faible au plus fort, celui qui ne peut rien à celui qui peut tout? Sa lâcheté, loin de manquer de prétexte, n'est que trop engagée à trahir le prince dont il fut le gouverneur.

II

y aurait une observation plus sérieuse à faire sur les deux caractères, si admirablement contrastés, de Burrhus et de Narcisse on pourrait trouver étrange que l'élève d'un gouverneur comme Narcisse demeure un prince vertueux, et que celui d'un gouverneur comme Burrhus

devienne un Néron : l'éducation aurait-elle donc si peu d'empire sur la nature? Racine ne le croyait pas plus que nous; mais ce n'était point ici ce qui devait le préoccuper : il avait à montrer seulement qu'un prince qui préfère aux sages avis d'un sévère conseiller les lâches flatteries d'un vil complaisant ne peut que tomber dans le crime; et, certes, jamais plus grande leçon ne fut présentée d'une manière plus saisissante à ceux qui, dans quelque temps que ce soit, ont mission de gouverner les hommes.

Répondons jusqu'à la fin aux critiques de Boursault: c'est pour nous une occasion de montrer chacun des personnages de Britannicus sous son véritable jour. Junie, dit-il, est constante sans fermeté. Quoi! cette jeune fille qui refuse la main et la fortune de Néron, pour se conserver à l'amour et au malheur de Britannicus, manque de fermeté dans sa constance! Et comment? parce qu'elle cherche à sauver les jours de celui qu'elle aime en paraissant un moment le trahir! Voudrait-on que Junie, qui sait que Néron la voit et l'entend, peignît toute sa tendresse à Britannicus, lorsque chaque mot qui sortirait de sa bouche serait un arrêt de mort pour son amant? Estce encore une constance sans fermeté que celle qui conduit Junie, après la mort de Britannicus, à se vouer au culte de Vesta? Pense-t-on qu'elle aurait dû se tuer sur le corps de Britannicus comme Hermione sur le cadavre de Pyrrhus? Réfléchissez que Junie n'est point une Hermione, et que, n'ayant point ordonné le meurtre de Britannicus, elle n'a aucun crime à expier. Junie veut être fidèle à Britannicus même après sa mort : c'est la plus

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