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cadre dans lequel leurs grandes figures paraîtront toujours à l'étroit.

Mais si Corneille fut frappé de ce défaut, que luimême n'avait point évité dans la Mort de Pompée, et s'il en conclut que Racine ne serait jamais un poète tragique, quelle dut être sa surprise lorsqu'il vit jouer Andromaque? A partir d'Andromaque, chacune des tragédies de Racine mériterait un examen particulier; mais, outre que cette entreprise nous mènerait trop loin, ce n'est point par une analyse, toujours sèche et froide quoique l'on fasse, qu'il serait possible de vous faire apprécier cette suite de chefs-d'œuvre dont la représentation et la lecture assidue, suffisent à peine à révéler toutes les beautés. Nous chercherons seulement à étudier le génie de Racine dans ses principaux ouvrages: cette étude est le meilleur des traités par où puissent être formés le goût et le jugement. -Revenons à Andromaque.

Pyrrhus, fils d'Achille et roi d'Épire, aime sa captive Andromaque, veuve d'Hector, et lui sacrifie Hermione, fille d'Hélène, qu'il devait épouser. Hermione, dans sa fureur jalouse, ordonne à Oreste, dont elle est aimée, de tuer l'ingrat qui l'abandonne. Oreste obéit. Tel est en peu de mots le sujet de la tragédie d'Andromaque, qui n'a rien de commun avec l'Andromaque d'Euripide, et qui nous paraît supérieure en tous points à l'œuvre du tragique grec.

L'Andromaque de Racine est le plus touchant modèle de tendresse maternelle et de piété conjugale; sa seule consolation est de pleurer sur le tombeau de son époux, sa seule joie est d'embrasser son fils et cependant il

dépend d'elle de devenir reine d'Épire et d'échanger ses

fers contre une couronne. Mais la veuve d'Hector ne peut être infidèle à sa mémoire; et l'instant où, pour sauver les jours de son fils, elle deviendra l'épouse de Pyrrhus sera celui de sa mort. Jamais le dévouement maternel ne se manifesta dans une femme avec un caractère plus sublime et plus touchant. Elle sauve son fils sans trahir son époux : elle mourra heureuse. C'est bien là l'Andromaque d'Homère, si ce n'est pas celle d'Euripide. Racine nous la montre telle que nous la voyons dans l'Iliade, le jour où Hector, prêt à combattre Achille, lui fait ses adieux et lui confie leur Astyanax. Près de cette mère tendre et dévouée nous apparaît, par un admirable contraste, la fière et passionnée Hermione. Trahie, abandonnée par l'ingrat qu'elle aime encore, elle passe à chaque instant de l'espoir de le ramener au désir de le punir. Un combat terrible se livre dans son ame: elle adore Pyrrhus et proteste qu'elle le hait, elle hait Oreste et feint de l'aimer; et lorsque, dans son désespoir, elle a donné au prince qu'elle déteste l'ordre de tuer celui qu'elle aime, elle accable de sa colére le malheureux qui lui a obéi. Voilà bien la passion tragique dans toute son horreur, dans toute sa beauté. Et cet Oreste, déjà frappé de fatalité, car il aime et ne peut se faire aimer, comme il est tendre dans sa résignation, passionné dans ses espérances, noble dans ses refus, touchant dans sa soumission, terrible dans son désespoir, sublime dans ses remords! Des critiques ont blâmė le caractère de Pyrrhus, qui, pour forcer Andromaque à l'épouser, la menace de faire périr son fils: ceux-là

avaient oublié sans doute par quels traits de violence Virgile nous le fait connaître dans l'Énéide. Le poète français a pris soin pourtant de les rappeler dans sa tragédie. Mais n'est-il pas bien étrange que Racine ait eu à se justifier autrefois d'avoir fait son Pyrrhus trop conforme à l'histoire, et que de nos jours ce soit le reproche contraire qu'on lui adresse? N'est-ce pas là une preuve

du

peu de valeur de ces sortes de critiques, en même temps que de l'impossibilité où est un poète qui travaille pour le public de se tenir partout et toujours dans la rigueur des données historiques?

L'amour est la seule passion qui fasse mouvoir les ressorts du drame : Oreste aime Hermione, Hermione aime Pyrrhus, Pyrrhus aime Andromaque, Andromaque reste fidèle à la mémoire d'Hector. A travers ce conflit d'amours qui se croisent, qui se heurtent, Racine conduit le spectateur d'émotion en émotion, sans lui laisser jamais le temps de respirer. Les scènes s'enchaînent et se combinent avec un bonheur tel que chaque entrée semble un coup de théâtre. C'est le comble de l'art que de produire de pareils effets sans blesser la vraisemblance, qui est la vérité dramatique. Mais le progrès immense que Racine avait fait en écrivant Andromaque était moins dans la composition du drame que dans l'énergie des sentiments et dans la perfection du style. Comment ne pas être ému jusqu'au fond du cœur lorsqu'on entend ce cri d'Hermione :

Je ne t'ai point aimé, cruel! qu'ai-je donc fait?
J'ai dédaigné pour toi les vœux de tous nos princes;

Je t'ai cherché moi-même au fond de tes provinces;
J'y suis encor, malgré tes infidélités

Et malgré tous les Grecs, honteux de mes bontés.
Je leur ai commandé de cacher mon injure;
J'attendais en secret le retour d'un parjure;
J'ai cru que, tôt ou tard à ton devoir rendu,
Tu me rapporterais un cœur qui m'était dû.
Je t'aimais inconstant, qu'aurais-je fait fidèle?
Et même en ce moment où ta bouche cruelle
Vient si tranquillement m'annoncer le trépas,
Ingrat, je doute encor si je ne t'aime pas.

Voilà bien l'amour capable de tous les sacrifices, comme de tous les crimes aussi entendons-nous avec moins d'indignation que de pitié Hermione donner à Oreste l'ordre d'immoler Pyrrhus, et, lorsque Oreste revient lui annoncer qu'elle est obéie,

tenté de lui crier avec elle :

sommes-nous

Pourquoi l'assassiner? qu'a-t-il fait? à quel titre?
Qui te l'a dit?

Mot sublime de passion et de vérité, coup de foudre qui frappe le malheureux Oreste et le livre, terrassé, aux furies. Nous ne pouvons croire que certains critiques modernes, dont la thèse favorite est la négation du génie dramatique de Racine, aient jamais pris la peine de lire Andromaque.

Il semble que le poète qui à vingt-quatre ans faisait jouer Andromaque dut avoir un esprit exclusivement sérieux et grave, une humeur triste et mélancolique. Par une singulière contradiction, tels étaient l'esprit et le

caractère de Molière, l'auteur de tant de joyeuses comédies; tandis que Racine avait pour la raillerie un penchant qu'il eut souvent peine à vaincre, et auquel nous devons la piquante comédie des Plaideurs. Un procès fort embrouillé, qu'il avait soutenu et perdu à l'occasion du prieuré de l'Épinay, dont il fut presque aussitôt dẻpouillé que pourvu, l'avait mis de mauvaise humeur contre les juges et les avocats, et Molière put croire un moment que le jeune poète, qui déjà menaçait Corneille d'une formidable rivalité, serait pour lui-même un dangereux concurrent. Les Plaideurs sont en effet dignes de Molière par le comique des caractères, la vivacité du dialogue et la verve du style: il n'est peut-être même aucune comédie de l'auteur du Misanthrope qui renferme un plus grand nombre de ces vers marqués au coin de la bonne plaisanterie, qui se gravent d'eux-mêmes dans la mémoire et qui deviennent proverbes en naissant. Et cependant il nous semble qu'il manque à la comédie des Plaideurs ce qui, selon nous, fait le principal mérite des comédies de Molière le naturel et la vérité. Tous les personnages ont trop d'esprit. C'est presque toujours le poète qui parle et qui s'abandonne à sa verve railleuse et satirique, sans trop songer de quelles mains il fait partir les traits qu'il lance sur les hommes de palais. Il en résulte une foule de vers admirables, mais qui appartiennent plus à la satire qu'à la comédie; et quand on les entend à la scène, cette multitude de mots spirituels finit par éblouir, comme ces feux d'artifice qui à la longue fatiguent les yeux et les oreilles. On prétend que les personnages de la comédie des Plaideurs sont pour

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