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coupable ambition, ne pourra pas se promettre d'arriver à ses fins; car il aura brisé de lui-même, par cet abus de confiance, tous ses titres à l'obéissance de ses inférieurs. Ils sauront qu'au-dessus de tous les droits existe celui de la conscience humaine de s'arrêter avant de consommer un attentat que nul n'a le pouvoir d'ordonner. Tels sont les principes de l'obéissance militaire, toujours complète, absolue, instantanée, mais sans excuse pour des actes criminels. Ces principes sont dans le droit commun; ils laissent à l'homme sa dignité; ils sont éminemment conservateurs de la discipline la plus rigoureuse. On les trouve écrits dans les réglemens militaires, dans les pages de notre histoire, comme dans le cœur des soldats, auxquels ils ont servi de guides dans les momens encore récens de nos discordes civiles. Pourquoi donc les nier, quand on est forcé d'applaudir à leurs conséquences?

Nous ne sommes plus, nous le savons bien, à ces temps où, pour une interprétation différente d'un mot ou d'une idée, les populations et les armées se ruaient les unes contre les autres; mais au temps où nous vivons il faut dans la pensée et dans le mot qui l'exprime de la justesse, de la netteté, et de la franchise surtout quand cette pensée et ce mot s'adressent au soldat pour lui tracer un devoir.

L'obéissance militaire, telle que nous la comprenons, a, aux yeux de quelques-uns, cet inconvénient d'admettre une limite possible et de laisser croire à chacun qu'il a la faculté de poser plus ou moins loin, suivant son caprice, la borne de cette obéissance. Quand on a fait tant de fois l'épreuve de l'impuissance d'une théorie contraire, cette objection se réfute d'elle-même.

Elles sont rares dans la vie des peuples ces époques où les militaires sont contraints d'en appeler à leur conscience pour distinguer la limite de leurs devoirs, pour se faire juges de leur détermination, pour choisir entre la mort qui doit frapper le refus d'obéir et l'honneur qui commande de braver ce danger! leur dénier ce droit, ce serait leur dénier la conscience, ce serait les placer au-dessous des brutes. Oui, ce droit leur appartient.

S'il était possible d'en conclure que l'obéissance de l'armée est à la condition de se faire juge de la marche suivie par le gouvernement, de la rigoureuse conformité de ses actes avec l'esprit de la constitution, nous le repousserions comme une monstruosité. Nous dirions avec l'éloquent défenseur des sous-officiers de Luné ville devant la chambre des pairs : « Malheur aux armées qui » délibèrent! Monarchie ou république, c'en serait bientôt fait » d'elles! Quand les troupes de Marius et de Sylla, quand les » soldats de César et de Pompée se disputent Rome et le monde, » la république romaine finit. Quand les cohortes prétoriennes » font et défont les empereurs, l'empire s'affaisse, se déchire de ses propres mains et succombe ! »

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Loin de nous de réclamer pour le soldat le privilége de cet esprit avocassier qu'il dédaigne avec tant de raison; loin de nous de vouloir mettre dans sa giberne quelques volumes de droit politique.

L'armée n'a pas à se préoccuper des théories gouvernementales qui s'agitent autour d'elle; elle le sait. Ces théories ont dans la presse et à la tribune une arène pour se produire, des majorités légales pour peser leur valeur. Le seul organe de la volonté nationale, aux yeux de l'armée, c'est le pouvoir exécutif, tant qu'il n'est pas en guerre ouverte avec les autres pouvoirs, tant qu'il respecte leur institution. Si les factions se lèvent contre lui, elle doit toujours et sans hésitation apporter dans la balance le poids de ses cartouches.

Il n'est pas exact de dire, comme l'orateur célèbre que nous avons cité tout à l'heure: A la nation seule appartient le droit de délier l'armée de ses sermens, quand elle se lève indignée, grande comme un géant qui dépasse de toute la tête le trône le plus élevé, fonde une dynastie nouvelle, etc. Ce droit n'appartient à personne. Le roi ne peut délier l'armée de son serment en lui ordonnant de renverser les lois qu'elle a juré de maintenir, et la nation ne saurait la délier de ses sermens envers le roi qu'elle a juré de défendre.

C'est là précisément le rôle glorieux qui lui est offert sous notre

loi constitutionnelle, de former la barrière contre laquelle viennent se briser les mauvaises passions de quelle source qu'elles émanent, qu'elles viennent d'en haut, qu'elles viennent d'en bas. Là se trouve et s'exerce librement son droit de conscience. L'armée a prouvé en 1830 et en 1832 et 1834 qu'elle sait le comprendre et en user avec intelligence. Elle a mérité la reconnaissance du pays en 1830, en restant fidèlement la gardienne des lois, quand le pouvoir s'est insurgé contre elles, comme elle a mérité la reconnaissance du trône en le défendant avec courage contre les factions.

Faisons remarquer en passant combien est pitoyable cette prétention d'écrivain qui a consisté à imprimer que la plume du journaliste est plus puissante aujourd'hui que le bâton du maréchal de France, prétention qui se traduit dans les chambres par la défaveur qu'on fait peser sur l'armée.

On aurait tort de conclure de son dédaigneux silence qu'elle reconnaît cette suprématie de la parole et des écritoires, qu'elle ignore que la parole la plus éloquente, la dernière raison des rois comme des peuples, est entre ses mains.

L'armée a le sentiment de son importance, qui la porte à réclamer une place dans la considération publique meilleure que celle qu'on voudrait lui assigner; mais ce sentiment ne la conduira jamais, nous le répétons, à la prétention criminelle de se constituer un rôle politique. Dans la question qui nous occupe, il y a loin de reconnaître à l'armée un droit de conscience en vertu duquel elle repousse la solidarité d'un crime contre les lois du pays, ou de lui attribuer un droit quelconque d'initiative pour modifier ou pour renverser ces lois. Elle ne pourrait le faire qu'en ouvrant ses rangs à des complots toujours déshonorans.

Une conjuration dans l'armée s'explique dans les états despotiques, où les souverains sont comme ces rois de Siam dont les sujets ne peuvent prononcer le nom sous peine de mort, ni s'informer de leur humeur ou de leur santé, parce qu'il ne doit pas tomber sous les sens que ces merveilles de la création puissent

être tristes ou malades. Dans ces sortes d'états, la volonté du prince dominant tout, la loi, le droit, l'honneur même, le seul honneur étant d'obéir, l'armée est considérée entre ses mains comme la coignée entre les mains du bûcheron. Il n'est donc pas surprenant que la conscience de quelques-uns essaie d'échapper à cette tyrannie, en se réfugiant dans des associations secrètes, où elle trouve des occasions pour se produire. Le premier pas dans cette voie conduit promptement à la révolte, car le châtiment devant être terrible et sans recours de justice, il n'y a qu'un moyen de s'y soustraire, celui de désarmer le prince, de le renverser. De tels événemens arriveraient en Russie et en Orient, sans que nous en fussions surpris; mais dans un pays libre une conjuration dans l'armée serait une monstruosité; ce serait la trahison sans excuse honorable, avec ses ignobles calculs d'égoïsme et de cupidité, avec l'impossibilité de s'élever au-dessus de ce but ignoble, d'une curée d'épaulettes.

La résistance permise aux soldats dans les limites de l'obéissance militaire, la manière dont cette résistance doit s'exercer a été exprimée par des hommes dont nous aimons à emprunter les paroles:

« La vertu, l'honneur, les lois, dit le général Lamarque, sont

» des barrières que la force ne doit jamais franchir. »

« L'honneur, dit Montesquieu, prescrit l'obéissance, mais il »> nous dicte que le prince ne doit jamais prescrire une action qui »> nous déshonore, parce qu'elle nous rendrait incapables de le » servir. Cet honneur, s'il se trouve choqué, exige ou permet » qu'on se retire chez soi. »

Telle est, suivant nous, la seule circonstance où il soit permis d'user envers le pouvoir du droit de résistance, celle où, après avoir foulé aux pieds les lois du pays, après avoir déchiré de ses mains le pacte qui le liait à la nation, il appelle l'armée à sévir contre les citoyens restés fidèles à ce pacte.

Telle est aussi, suivant nous, la seule manière honorable de faire usage de ce droit de résistance, se retirer chez soi, comme dit

TOME III.

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Montesquieu. C'est ainsi que les corps de la ligne ont agi en 1830, en s'abstenant, en donnant leur démission sans tourner leurs armes contre le pouvoir.

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C'est ainsi que le vicomte d'Orthez, recevant l'ordre de massacrer les huguenots, repondait à Charles IX : « Je n'ai trouvé parmi les >> habitans et les gens de guerre que de bons citoyens, de braves » soldats, et pas un bourreau : ainsi, eux et moi supplions Votre Majesté d'employer nos bras et nos vies à des choses faisables. » Certes, Loignac, capitaine des quarante-cinq, n'offensait pas les préjugés de son siècle en assassinant le duc de Guise sur un ordre de la cour. On l'applaudissait comme fidèle serviteur, tandis que Crillon, le mestre-de-camp des gardes, était disgracié pour avoir refusé de devenir l'instrument de ce meurtre.

Les soldats qui massacraient les huguenots rebelles aux ordonnances de Charles IX obéissaient sans doute à un devoir sacré pour eux : mais qui blâmera le marquis de Villars, gouverneur de ProÉléonor de Chabot-Charny, gouverneur de Bourgogne, le marquis de Gordes et M. de Curzay, lieutenans de roi, pour avoir répondu aux ordres de la cour comme le fit le vicomte d'Orthez?

vence,

Si l'obéissance eût été comprise de cette manière par tous les régimens de l'armée, en 1830, la royauté serait restée debout devant ces bayonnettes intelligentes. Mais le principe de l'obéissance passive légué par l'Empire à la Restauration, préconisé par elle, avait porté ses fruits; il comptait pricipalement dans la garde royale de nombreux sectateurs : ils furent conséquens avec eux-mêmes. Les résultats du principe de leur obéissance ont été ce qu'ils doivent toujours être, déplorables. C'est à tort qu'on s'en est pris aux individus, c'est à tort qu'on les a frappés dans leur carrière, en méconnaissant des droits justement et régulièrement acquis. Sans doute de leur côté était l'erreur, mais cette erreur, suivant nous, n'est pas de celles contre lesquelles il convient de se montrer impitoyable; car, s'il est beau de savoir résister à des ordres criminels, il est beau de combattre et mourir à côté de son drapeau, avec la conviction de remplir un devoir.

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