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DE L'OBÉISSANCE MILITAIRE.

M. de Châteaubriand avait compris l'importance de l'armée dans les affaires intérieures du pays, lorsqu'il adressait à la Restauration cet avertissement: Prenez garde! les bayonnettes sont intelligentes. Peu de jours après, la révolution de juillet traduisit par une mémorable catastrophe ces paroles qui n'avaient point été comprises.

Malgré les efforts du parti réactionnaire de l'époque pour créer un esprit militaire hostile à l'esprit public, l'armée n'avait pas cessé de demeurer fidèle à son origine et d'aimer les libertés du pays. On peut dire que dès l'apparition des ordonnances de Charles X elle donna sa démission. On la vit, immobile et silencieuse, accompagner de ses vœux les citoyens combattant pour défendre les lois. La garde royale seule consentit à protéger de ses armes les actes d'un pouvoir qui se suicidait.

Cette manière si opposée de comprendre les devoirs de l'armée de la part des officiers de la garde et de ceux de la ligne, tous également braves et consciencieux, dut jeter dans les esprits une grande incertitude sur les limites que l'honneur assigne à l'obéissance militaire.

Ni le pouvoir, ni les journaux ne se trouvaient dans une position suffisamment désintéressée pour résoudre une question aussi délicate.

Le pouvoir punissait, en quelque sorte, de destitution les offieiers de la garde, pour avoir prêté leur appui aux ordonnances du 25 juillet, en même temps qu'il stigmatisait en secret les officiers qui avaient protesté contre ces ordonnances, oubliant qu'à leur tête il fallait placer le prince royal, resté en observation près de Paris avec son régiment.

Les journaux, de leur côté, n'apportaient dans la discussion que des solutions également calculées sur les nécessités à venir, et tout aussi dépouillées de franchise.

La conscience de chacun, en présence de cette contradiction, restait le seul arbitre raisonnable.

Cependant il ne peut y avoir deux manières contradictoires decomprendre son devoir; on ne peut faire mal et bien tout à la fois par les mêmes moyens; la justice et la morale reposent, aux yeux de tous, sur des principes éternels, invariables. Quelle que soit l'adresse des pouvoirs ou des partis à les tourmenter de leurs interprétations, il ne leur est pas donné de changer la nature de ces principes.

Dans leur application à la question de l'obéissance militaire, doit se rencontrer une solution qu'il importe de rechercher.

Laissons de côté les événemens de la veille, pour chercher dans le passé quel sens la conscience humaine a donné au mot obéissance, quelles limites elle lui a imposées. Le passé aussi, nous le savons, a pour toutes les théories un langage et des faits, mais il en est que l'approbation universelle a consacrés et qu'elle a seulement permis d'offrir en exemple aux hommes.

Or, cette approbation s'est-elle attachée aux paroles du chevalier romain qui disait à Tibère : Il ne nous appartient pas de répondre aux raisons de ceux qui sont placés au-dessus de nous. Les Dieux vous ont donné le jugement suprême de toutes choses, et nous ont laissé la gloire d'obéir; ou bien à ces nobles paroles de l'évêque de Saint-Nizier, interprète de la pensée des évêques du VIII° siècle : « Les actions criminelles ne peuvent jamais être ni légitimement

» ordonnées par le souverain, ni innocemment exécutées par les

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sujets. Tout homme qui connaît l'injustice des ordres qu'on lui » donne, et qui les exécute, se rend complice de l'injustice ou » des crimes. La soumission dans ces occasions est une véritable » lâcheté. La volonté de Dieu sera faite, mais la volonté du roi »> ne s'accomplira dans rien de ce qui sera mal, par la résistance » que j'y apporterai. »

M. Royer-Collard, en rapportant l'opinion de Bossuet, qu'il n'y a point de droit contre le droit, qu'il n'y a pas obligation morale d'accomplir la volonté du prince quand le prince fait mal, s'écrie : « Nous soutenons avec les moralistes de tous les âges, avec les >> saints docteurs dont nous ne faisons que répéter le plus pur langage, nous soutenons sur le tombeau des martyrs que si la loi vient trouver un particulier pour l'interpeller par un com>> mandement injuste, ce particulier doit, à tout risque, refuser » son obéissance. >>

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Les rois eux-mêmes étaient loin de réclamer pour leur compte le bénéfice de l'infaillibilité, et d'attendre de leurs sujets une obéissance aveugle.

On lit dans les Capitulaires que si, par erreur, ambition ou faiblesse, le roi ordonne et obtient une chose recusée par les juges (judicibus repudiata), elle est regardée comme non avenue, on ne doit y avoir aucun égard.

Charles VIII, dans une ordonnance du 11 juillet 1493, Henri II, dans une ordonnance de février 1548, autorisent la résistance à leurs volontés si ces volontés sont injustes.

Louis XI lui-même rend cet hommage au principe. Il veut qu'un roi perde son titre s'il ne respecte pas la loi, « étant plus » belle chose, ajoute-t-il, de savoir seigneurier ses volontés que » de seigneurier l'Occident et l'Orient. »

Machiavel trouve des paroles d'admiration pour peindre ces conditions de l'obéissance, et M. de Montlosier s'écrie: « Grand » Dieu! quelle terre de liberté que cette terre de France, où, en

» cas de déni de justice, le roi ne permet pas seulement qu'on » lui fasse la guerre, mais l'ordonne sous peine de confiscation! >>

Où donc est la source de cette obéissance passive que quelques doctrines tendraient à offrir comme un dogme sacré au culte de l'armée? Elle ne résulte, comme on vient de le voir, du témoignage ni des moralistes, ni des hommes politiques. Elle est un fait nouveau, accidentel dans l'histoire de notre gouvernement. Elle a pu tenir utilement la place d'un principe pendant ces époques où la morale et l'honneur ont été tant de fois mis au service des passions, qu'une pudeur honorable défendait de prononcer leur nom. L'obéissance passive était alors le voile dont on couvrait leurs statues outragées; mais, loin d'être un principe, elle est une dénégation de tous les principes. L'homme d'état qui chercherait à la faire prévaloir dans l'armée serait un malhonnête homme, et celui qui s'y soumettrait serait un lâche.

Que serait devenue la bizarre échauffourée de Strasbourg, le 30 octobre 1837, si, au lieu d'avoir seulement à sa suite le colonel Vaudrey, le prince Louis Bonaparte était parvenu à engager dans sa cause le lieutenant-général commandant la division? En vertu du principe de leur obéissance et des ordres du général, tous les régimens de la garnison auraient dû proclamer l'empereur. Chaque jour le gouvernement serait à la merci du fonctionnaire militaire le plus élevé en grade, si un tel mode d'obéissance était donné à l'armée comme une loi d'honneur. Une garnison deviendrait un fléau dans une ville, car il appartiendrait au colonel du régiment de la faire brûler à son gré.

Ne cherchons pas à démontrer l'absurdité de ce principe. Nous savons qu'en l'appliquant à l'armée on a le désir de le séparer de ses conséquences. L'obéissance militaire, telle qu'elle est commandée, n'a rien de commun avec l'obéissance passive comme principe, et c'est précisément pour cela que nous nous élevons contre l'inconséquence de ce qui se passe, contre la folie de ces hommes qui s'imaginent que leur dévouement est mesuré à l'échelle

de leur enthousiasme pour l'obéissance passive, et qui la proclament à tout propos comme un article de foi pour le soldat.

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Précisément parce que l'état des officiers n'a plus son indépendance dans la fortune personnelle, qu'on a besoin de l'obéissance pour vivre, il ne faut pas la mettre à des conditions humiliantes; il ne faut pas qu'on puisse dire en voyant un uniforme : « Voilà un » être dispensé d'être juste ou injuste, qui, maître de faire usage » de sa raison, l'a déposée entre les mains d'un prince qui, en échange, le nourrit et le paie. » C'est là pourtant la traduction fidèle du mot obéissance passive, auquel on attache si mal à propos tant de prix. Ce mot est un outrage pour le soldat. L'obéissance militaire n'est ni l'obéissance passive, ni l'obéissance légale ; elle n'a pas besoin pour se définir de recourir comme l'une à des distinctions métaphysiques, ou comme l'autre à des subtilités de jurisprudence; elle est un fait à part, qui porte son principe avec lui. Nulle autre dénomination ne peut lui être substituée.

L'obéissance militaire, c'est le culte de la confiance et de l'honneur; c'est la foi du soldat. Loin de le rabaisser comme l'obéissance passive, elle l'élève à ses propres yeux. Le soldat accepte sans examen, sans contrôle, les ordres de ses chefs, parce qu'il sait qu'entre lui et ceux qui le commandent il y a solidarité d'engagemens pour assurer le bien du service, comme il y a solidarité de périls et de gloire. Sa promptitude à obéir, c'est la manifestation de cette noble confiance envers ses chefs qu'il estime comme gens de cœur, incapables d'ordonner une chose qui ne serait pas faisable.

Refuser l'obéissance, c'est déclarer au supérieur qu'on le croit traître à ses engagemens, c'est manquer soi-même à la foi jurée, c'est commettre le plus grave des délits que puisse commettre un soldat, car ses conséquences deviendraient incalculables, et nulle pénalité ne nous paraîtrait trop forte pour le réprimer.

D'un autre côté, le supérieur, s'il veut abuser de la confiance du soldat pour le conduire dans de criminelles entreprises contre l'état, contre les lois du pays; s'il veut le faire servir d'instrument à sa

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