Page images
PDF
EPUB

DE L'ÉTAT ACTUEL

DES SCIENCES CHIMIQUES'.

MESSIEURS,

UNE mesure utile, féconde, a été adoptée par vous celle d'avoir invité ceux de vos membres qui font une étude particulière d'une branche quelconque des connaissances humaines, à vous en exposer sommairement l'état actuel et les principaux progrès. C'est mon tribut à cette mesure que je vous apporte aujourd'hui en venant vous entretenir de la science que je professe, la chimic. Puissé-je, dans le rapide travail que je vais vous soumettre, la caractériser convenablement à vos yeux, comme vous en faire apprécier toute l'importance. Sans doute, Messieurs, je n'apporterai point dans cette légère esquisse les qualités brillantes dont le collègue qui m'a précédé nous a offert l'exemple, en traçant devant vous le tableau de la marche de la jurisprudence, sa propre spécialité; mais s'il ne m'est pas permis d'y prétendre, au moins tâcherai-je d'être simple, clair, exact, afin de pouvoir être bien compris.

1 Ce discours a été lu à la séance du 2 mars 1838 de la Société des sciences et des arts de Grenoble.

La chimie est une science moins ancienne qu'on ne le croit généralement. Cette proposition vous étonnera peut-être, tant on a l'habitude de revendiquer pour l'antiquité toute espèce de connaissances, dans la pensée de leur donner un caractère plus imposant et plus vénérable. Eh bien! je dirai plus, la chimie est une science presque toute moderne. Entendons-nous, cependant. Je ne prétends pas que les anciens n'aient observé aucun des faits qu'elle revendique; qu'ils n'en aient tiré aucun parti; qu'ils soient par conséquent restés dans l'ignorance de toutes les choses qui rentrent dans son domaine : ce serait une grande erreur de le croire. Au contraire, une foule de phénomènes chimiques les avaient frappés. Le spectacle de la nature, en se déroulant à leurs regards comme aux nôtres, avait souvent produit sur leur esprit une impression profonde d'admiration et qui fut loin d'être toujours stérile. C'est ainsi que la manière dont beaucoup de corps se comportent les uns avec les autres ne leur était point inconnue, et qu'ils en firent des applications plus ou moins heureuses, puisque la plupart des arts leur doivent leur naissance. Sous ces divers rapports, il y aurait une grande injustice à affirmer que la chimie leur était tout-à-fait étrangère, et à méconnaître ainsi ce que nous pouvons leur devoir. Mais, je le demanderai, est-ce là la science réelle, la science assise et constituée? Non, Messieurs; ce ne sont que des connaissances isolées, des vérités éparses, recueillies d'après l'observation et non déterminées par des expériences suivies et variées. Si les hommes s'y livraient à des travaux chimiques, ceux-ci ne consistaient qu'en des essais informes tentés sans liens et plutôt entrepris sur les indications du hasard que d'après des vues raisonnées. La science véritable a bien un autre caractère; elle résulte, non pas d'observations fortuites ou de recherches simples, telles que chacun peut en faire de semblables, dirigé par le seul usage de ses sens ou par les plus faibles impulsions de l'esprit, mais bien d'un ensemble de faits divers, recueillis avec soin, observés dans leurs particularités les plus délicates, ainsi que d'un

[ocr errors]

ensemble de vérités déduites les unes des autres à l'aide d'une méditation aussi patiente que laborieuse, et qui sache s'élever de la contemplation de ces faits à la recherche de leurs causes, des lois qui les règlent, de leur nature intime, autant qu'il nous est donné d'y atteindre. Elle n'existe par conséquent que lorsque les faits qu'elle doit comprendre ont été saisis en assez grand nombre, examinés sous assez de faces, tournés d'assez de manières, pour pouvoir être systématisés et convertis en un corps de doctrine qui permette de les classer entre eux, comme de s'en rendre compte, de les approfondir, de les calculer et même de les prévoir. « En » effet, dit M. Dumas, si les sciences s'établissent sur des faits, » elles ne datent que du jour où ces faits, groupés par une conception sûre, prennent chacun leur place systématique et laissent » à découvert les vides à combler, tout en mettant en évidence » les idées et les prévisions qui ressortent de cet arrangement » méthodique. » Telle est donc la science dans son acception philosophique, prenant un rang honorable parmi les connaissances humaines, appelant les recherches du génie, digne, en un mot, de toute l'attention des esprits éclairés. Ai-je tort dès-lors de dire que la chimie est toute moderne? Certainement les anciens l'ont préparée en nous en léguant les premiers matériaux; mais il a fallu des travaux bien autrement suivis, des recherches et des calculs bien autrement profonds et variés, des observations autrement fines et délicates, pour la faire ce que nous la trouvons aujourd'hui. Ainsi envisagée, elle ne date véritablement, à quelques exceptions près, que des Cavendish, des Priestley, des Bergman, des Scheele, des Lavoisier, et d'une foule d'hommes qui, de nos jours, sont les continuateurs de leur gloire.

Cette assertion, Messieurs, ressortira mieux des détails dans lesquels je ne tarderai pas d'entrer. Mais avant, arrêtons-nous un moment à définir la chimie, à indiquer son objet : c'est un point à établir d'abord, et dont quelques-uns d'entre vous me sauront peut-être d'autant plus de gré que leur genre d'études ne leur a

probablement pas permis de s'en faire une idée claire et précise. Qu'est-ce que la chimie? Ce n'est ni en s'attachant à l'étymologie du mot, ni en cherchant à remonter vers une origine aussi obscure qu'incertaine, qu'il est possible d'en déterminer le vrai caractère. Une définition un peu développée est donc ici nécessaire. Eh bien! la chimie est la science qui traite des corps dans le but de nous faire connaître leur composition, qui détermine ainsi s'ils sont ce qu'on appelle simples ou composés, recherche quels sont les uns et les autres pour en étudier les propriétés, examine leur action réciproque et mutuelle, expose par conséquent les phénomènes qui accompagnent cette action, trace les procédés et décrit les opérations propres à la faire naître, en recherche les lois et les conditions, s'élève à l'appréciation de la force qui les y sollicite, tâche d'en déterminer la nature, apprécie l'influence de toutes les circonstances qui acccompagnent cette action ou la modifient. Voilà quel est l'objet de la chimie. Comprenez-vous dès-lors toute son étendue et son importance? Voyez-vous sur quel vaste champ elle doit étendre ses investigations? il est peu de phénomènes naturels qui ne soient de son domaine, nulle science qui ne lui emprunte quelques lumières, nul art qui puisse marcher sans son secours et dont elle ne fonde les procédés, n'explique les résultats ou n'assure les progrès. Que de sujets, d'ailleurs, dans son étude, de se plaire et d'admirer! en même temps qu'elle fournit à l'homme une foule d'indications utiles, elle l'attire par le spectacle séduisant et toujours renouvelé qu'elle lui offre. Réunissant tout ce qui est capable de captiver l'intérêt, appelant notre attention sur des faits si délicats qu'ils échappent à la plupart des hommes et dont rien jusque-là ne nous dévoilait l'existence ou ne nous expliquait l'action, nous permettant ainsi de pénétrer dans les secrets de la nature, combien son étude n'offre-t-elle pas de charmes, indépendamment de l'utilité directe qu'on en retire! La science avec laquelle elle a le plus de rapports est la physique. Marchant sur la même ligne, presque congénères, elles se parta

gent la description des corps, l'étude de leurs propriétés, de leurs phénomènes, de manière à se toucher, se rencontrer souvent, se disputant sur l'étendue de leur domaine respectif et s'éclairant l'une l'autre. Appliquées ainsi également à l'étude des corps et à la recherche des effets produits par leur action réciproque, leur principale différence est que si cette action s'exerce entre des masses, à des distances considérables ou seulement appréciables, et si les changemens qu'en subissent les corps sont passagers, de telle sorte que la cause qui les a produits n'a besoin que de disparaître pour que ces corps retournent à leur premier état, les résultats sont du domaine de la physique; tandis que si cette action n'a lieu qu'entre les dernières parties des corps, et à des distances insensibles, et si les propriétés de ces corps sont plus ou moins altérées, l'étude des compositions et des décompositions qui résultent de ces altérations appartient à la chimie.

Je viens, Messieurs, de chercher à vous expliquer le rôle de cette dernière, moins par une définition concise, qui aurait eu peut-être l'inconvénient de ne pas être saisie par chacun de vous, que par une appréciation de détail qui pût vous permettre de vous rendre compte tout à la fois de son but, de son importance et de l'ensemble des objets dont elle s'occupe. Ne résulte-t-il pas de cette appréciation un moyen certain de mieux sentir la justesse de ma proposition primitive, savoir : que la chimie, comme science réelle, positive, n'a véritablement existé que de notre époque? Que peut-on voir, en effet, dans les connaissances des anciens sur toutes les matières que nous venons d'énoncer? comme nous l'avons dit, des matériaux divers, nombreux, plus ou moins importans, mais incomplets et sans liens, matériaux sans doute qui entreront un jour dans le domaine de la science, dont elle profitera, qu'elle mettra en œuvre, mais rien qui compose un corps de doctrine, un système régulier et approfondi de connaissances.

Le premier vestige de la science, prise comme nous l'entendons, ne pourrait tout au plus être rapporté qu'aux alchimistes qui

« PreviousContinue »