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Danube en termes plus solennels et en de plus importantes conjonctures, mais avec autant de sens, vous à qui les bienfaits d'une éducation cultivée ont donné le privilége d'invoquer la protection des lois en faveur de ceux que l'on opprime; victimes d'une injustice, nous irions invoquer votre patronage, tandis que, méconnaissant les garanties sur lesquelles repose la sécurité publique, vous venez troubler la tranquillité de pauvres gens? Que des oisifs consacrent la nuit aux joies et aux plaisirs, rien de mieux, puisque la fortune, aveugle en ses caprices, ne les a pas condamnés à vivre au prix de leurs sueurs; mais qu'il sachent respecter le repos du pauvre qui, après avoir péniblement arraché à la terre le pain de sa journée, va puiser dans le sommeil des forces pour souffrir encore le lendemain. C'est un maire de campagne qui vous dit cela, Messieurs, et sachez bien que votre légèreté vous mettait en péril extrême, si je n'étais survenu; car au premier coup de cloche chaque habitant s'est levé, comme à l'approche de l'ennemi; au second coup, il s'est armé, prêt à défendre son foyer; et si la cloche eût résonné une troisième fois, on vous saisissait, et de prison ne seriez sortis qu'à mon bon plaisir. Ce disant, il leur montra sur le seuil de chaque chaumière les villageois armés de sabres, de fusils et de fourches. La leçon était rude et ne laissait point de réplique : les insurgés, au lever de l'aurore, décampèrent un peu confus, mais non corrigés, vu leur qualité d'avocats.

M. Fournier n'aime pas les avocats, parce qu'il a le malheur de penser, avec beaucoup de gens, « que le nombre des procès serait

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déjà fort diminué dans notre âge de perfectibilité, si les avocats » n'étaient là pour les entretenir à profit de ménage, » et la justice civile n'est chose précieuse à ses yeux que parce qu'elle coûte fort cher; aussi a-t-il pris le parti d'être l'arbitre souverain des contestations que le choc des intérêts fait naître dans sa commune. Si les voies conciliatrices restent inutiles, il juge définitivement, et ses sentences, toujours marquées au sceau du bon sens et de l'équité naturelle, bien qu'elles ne puissent toujours être infaillibles, ont au

moins cet excellent résultat de ne pas engager la ruine des parties plaidantes, qui bien souvent, en obtenant gain de cause, perdent en frais une valeur supérieure à celle du procès.

La connaissance exacte de la fortune et des ressources de chacun de ses administrés permet à M. Fournier d'apprécier à leur juste valeur leurs besoins. Il sait d'avance ce que chacun peut dépenser par an, et cette appréciation il l'apporte jusque dans le chiffre de consommation à faire chez le cabaretier, chiffre dont il détermine la quotité. C'est par le même motif qu'il est le régulateur des deux actes les plus importans de la vie, les mariages et les testamens. Deux jeunes gens se conviennent : ils vont au maire, qui examine et décide, car son consentement précède toujours celui de la famille. Un malade, à l'approche de la mort, veut-il disposer de sa fortune, le maire arrive, règle les articles du testament, et le notaire après n'a plus qu'à écrire.

L'immense influence que s'est acquise M. Fournier est indépendante de l'autorité dont le revêtent ses fonctions municipales, elle est toute personnelle, et partant bien plus réelle. Sous la restauration, son règne officiel, si je puis m'exprimer ainsi, fut interrompu pendant quelque temps, sans qu'il y eût interrègne dans la direction que sa volonté seule imprimait aux affaires. Son successeur se borna à ceindre l'écharpe, et ne fut en toutes choses que l'exécuteur passif de toutes ses déterminations. Jamais il n'osa se présenter à une séance du conseil de révision sans l'assistance de M. Fournier, et lorsqu'il s'agissait de répondre aux questions adressées par le préfet, c'était encore à lui qu'il empruntait son langage. L'autorité reconnut bientôt qu'elle n'avait rien de mieux à faire que de restituer à M. Fournier une charge dont l'exercice serait toujours entre ses mains, quel qu'en fût nominalement le dépositaire.

Tel est l'homme remarquable qui, par l'ascendant d'un caractère imployable et d'une puissance morale d'une rare énergie, est parvenu, au milieu de l'entraînement des principes démocratiques,

à réaliser le phénomène d'un gouvernement despotique et paternel. Son action, il est vrai, ne s'étend pas au-delà d'une sphère trèsrestreinte, mais on ne contestera pas qu'elle ne s'exerce sur des élémens identiques avec ceux qui se rencontreraient sur un plus grand théâtre. Partout la marche et le jeu des passions humaines agissent avec les mêmes symptômes, et la cause qui dompte et régit quelques centaines d'hommes ne procède pas autrement que celle qui asservit des peuples entiers. Mais bientôt le petit village de Ceillac sortira, sans doute, du cercle exceptionnel dans lequel l'ont placé les causes que je viens d'indiquer : M. Fournier vieillit, et il ne léguera à personne sa force d'ame et de tête. Déjà une tentative d'insurrection, émanée de l'un de ses adjoints, pour introduire dans la parure de sa femme et de sa fille quelques innovations somptuaires, est un signe précurseur de perturbation prochaine : l'insurrection a été comprimée, mais elle sommeille, et après la mort de M. Fournier elle s'éveillera plus audacieuse et triomphante.. Si, comme il est permis de le conjecturer, les mœurs antiques des habitans de Ceillac s'altèrent bientôt, c'est par les femmes que cette révolution s'opérera.

POLYDORE DELAFONT.

Premier soupir.

AH! n'enviez jamais le sort des jeunes filles !
Toutes n'ont pas des jours sereins comme au printemps,
Il en est dont le front pâlit dans les quadrilles,
Et qui ne trouvent pas, au sein de leurs familles,
Le bonheur promis à quinze ans.

Le monde, en nous voyant passer blanches et belles,
Avec nos longs cheveux où se cachent des fleurs,
Croit qu'un rêve du ciel nous berce sur ses ailes,
Et que jamais l'azur de nos douces prunelles
Ne se baigne de pleurs.

Le monde !... il ne connaît que l'écorce des choses,
D'après l'aspect du vase il juge la liqueur,

Il ne voit pas l'épine à la tige des roses,

Et, quand la gaîté rit sur nos lèvres écloses,

Il ne soupçonne pas qu'un ver nous ronge au cœur.

Hélas! moi j'ai quinze ans, je suis bien jeune encore,
Je suis jolie et j'ai des robes de velours,

De la soie et de l'or, un nom dont je m'honore,
Une mère qui m'aime, un père qui m'adore,
Et pourtant je souffre toujours.

Et savez-vous pourquoi je soupire à toute heure, Pourquoi tous mes plaisirs d'amertume sont pleins, Pourquoi jamais la joie, en passant, ne m'effleure, Pourquoi sur une croix je m'agenouille et pleure, Comme pleurent les orphelins?

C'est que, pour m'aplanir l'océan où je rame,
Pour combler mes souhaits de la nuit et du jour,
Il me manque cet ange aux deux ailes de flamme,
Qui frappe doucement à la porte de l'ame,

Et dit : « Ouvrez ! je suis l'Amour. »

CHARLES CHANCEL.

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