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UN VILLAGE DES HAUTES-ALPES.

SUR une des hautes chaines des Alpes, à l'est d'Embrun et à deux mille mètres au-dessus du niveau de la mer, on rencontre, au centre d'une verte pelouse, de pauvres habitations agglomérées sans art et grossièrement construites. L'habitant de ces régions, restées étrangères au mouvement introduit par la civilisation dans les délicatesses de la vie matérielle, est lui-même l'architecte et l'ouvrier de l'humble toit qui ne le met souvent que bien imparfaitement à l'abri des rigueurs du plus rude climat. Du bois, de la terre et un peu de mousse, font tous les frais de ces constructions agrestes, qui forment cependant un petit village communal : Ceillac. Le village est assis au-dessus d'une zone de vastes et sombres forêts de sapins, tandis que sur les flancs latéraux se développent des prairies, de beaux pâturages et quelques terres labourables dans lesquelles mûrit avec peine une avoine amaigrie, unique ressource que l'agriculture offre aux habitans de la contrée.

A la vue de ce spectacle de misères, une pensée triste serre l'ame du voyageur, qui s'attend à ne rencontrer parmi les créatures humaines pour lesquelles la nature a été si avare des douceurs de la vie, que des êtres frappés de déchéance intellectuelle. Mais bientôt cette préoccupation s'efface et fait place au plus profond

étonnement, car ce grossier montagnard, que l'on est tenté de juger si défavorablement au premier aspect, cache sous ses vêtemens de bure une nature exceptionnelle et bien faite pour être curieusement observée. Il est vrai de dire qu'à Ceillac les idées religieuses et morales ont conservé leur énergie originelle et ont traversé sans altération nos orages politiques; les mœurs n'y ont rien perdu non plus de leur simplicité antique, mais elles y ont été polies et cultivées par les bienfaits et les lumières de l'instruction. Cet étrange phénomène pourrait sembler un paradoxe, si le hasard ne m'eût révélé son existence, en me plaçant parmi les acteurs d'une scène dont je vais ébaucher le récit.

La curiosité et le désir de visiter les sites pittoresques des Alpes avaient dirigé mes pas, il y a quinze ans environ, sur le petit village de Ceillac. Le maire m'y offrit l'hospitalité avec une cordialité antique et une urbanité de formes que j'attendais peu à rencontrer au sein d'une population montagnarde, et me fit asseoir à sa table avec tout son conseil municipal. Le festin fut simple, composé de mets homériques, et dès long-temps le souvenir de ses apprêts culinaires se fût effacé de ma mémoire, s'il n'avait été l'occasion d'un épisode que je me plais à rappeler. Pensant devoir me placer au niveau du degré d'intelligence peu développée que je supposais à mes hôtes, j'employai, pour leur parler, le patois de la contrée, dialecte provençal qui se modifie et se mélange d'idiotismes italiens, en se rapprochant des frontières du Piémont. On me répondit en patois d'abord, puis insensiblement la conversation s'engagea en français, et je remarquai que le langage était d'une rare correction. Je m'aperçus un peu tard, non sans un peu de confusion intérieure, qu'avant de juger les hommes il faut les étudier, lorsque tout-à-coup la parole me fut adressée en latin par l'un des convives. L'attaque était brusque, et ne sachant point si l'assaillant avait eu l'intention maligne de me mettre en défaut, j'hésitai, tant avait été vive cette agression à brûle pourpoint : cependant, fouillant dans mes souvenirs classiques, je parvins à

répondre en assez mauvais latin de collége, et, glorieux de cet effort de mémoire, qui me sauvait d'un pas difficile, je respirais déjà plus librement; mais, hélas! mon supplice ne commençait qu'à peine, et, le gant jeté, chacun le releva prestement. Adieu le patois et le français aussi, le latin seul fut admis, et la conversation s'engagea dans la langue de Ciceron avec une incroyable facilité. Ruisselant de sueur, je restais confus, et les violens efforts de mémoire auxquels se livrait ma pensée ne servaient qu'à jeter le désordre dans mes souvenirs. Harcelé de questions à chaque instant, ma langue à chaque instant restait muette ou n'articulait que des réponses incohérentes. Humilié de ma propre infériorité, mon amour-propre froissé s'avouait en secret vaincu par de simples villageois; je maudissais l'elbeuf qui m'avait donné la sotte vanité de me croire supérieur à mes convives, et je l'aurais volontiers échangé contre leurs vestes de ratine. Enfin, dans mon trouble, je me décidai à prendre un parti extrême, je confessai mon impuissance et priai mes hôtes d'employer un langage plus humain, s'ils ne voulaient pas me réduire à l'isolement.

On va se récrier et l'on sera tenté de m'accuser d'exagération : je conviens que ce récit peut paraître invraisemblable, et cependant il est exactement vrai : tout le conseil municipal de Ceillac parlait latin il y a quinze ans, et celui qui lui a succédé parle latin sans doute. La raison en est simple: à Ceillac, l'hiver dure pendant neuf mois; le printemps et l'automne y sont deux saisons inconnues; avec septembre arrive la neige, qui ne disparaît qu'en mai ou en juin : alors tous les hommes parvenus à l'âge de virilité s'expatrient et vont demander à des climats plus doux et à des populations plus heureuses une nourriture que refuse à leurs sueurs leur ingrate terre natale. Les vieillards, les femmes et les enfans restent seuls, ensevelis dans leurs cabanes que recouvrent plusieurs pieds de neige. Là, dans ce long emprisonnement, les heures sont consacrées à de laborieuses études : les vieillards, qui par leurs pères ont été initiés à la connaissance de la langue latine, donnent à leur

tour à leurs enfans les leçons qu'ils ont reçues; et c'est ainsi que l'héritage de la science se transmet religieusement de génération en génération dans le village le plus pauvre et le plus éclairé du royaume.

Ceillac ne se distingue de la plupart des autres communes de la partie septentrionale du département des Hautes-Alpes que par l'étendue et la spécialité des études classiques de ses habitans; car dans toutes les autres l'instruction primaire est généralement répandue il est bien rare de rencontrer un montagnard qui ne sache ni lire ni écrire. Mais en se rapprochant des limites méridionales, les intelligences deviennent plus incultes, le paysan s'y montre plus grossier, parce que pouvant, même en hiver, utiliser ses bras aux travaux des champs, le temps lui manque pour se livrer à l'étude; ensorte que les connaissances intellectuelles sont réparties parmi les populations alpines en proportion de la longueur de l'hiver dans chaque canton. A l'approche de la saison rigoureuse, de l'arrondissement de Briançon et de la partie haute de celui d'Embrun descendent des essaims de montagnards de tout âge, le chapeau orné d'une plume, symbole de leur profession littéraire, qui vont dans le midi de la France se vouer à la domesticité ou à l'enseignement, tantôt valets intelligens et fidèles, tantôt graves maîtres d'école. Il est vrai de dire cependant que les nouvelles lois sur l'instruction primaire ont porté une grave atteinte à la plumeau chapeau, qui ne se montre plus guère que sur quelques têtes fidèles au culte des usages naïfs du passé. Et, je l'avoue, j'aimais cette plume au chapeau, emblème légué traditionnellement pour établir une ligne de démarcation entre le savoir et l'ignorance, ornement significatif du costume national des montagnards des Alpes, vestige de vieilles coutumes qui s'en vont chaque jour, emportées par le torrent de la civilisation moderne.

La culture de l'esprit n'est pas le seul phénomène qui excite l'étonnement de l'observateur à Ceillac : les mœurs y ont aussi conservé une sévérité qui puise sa force dans un corps de lois

TOME III.

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orales et de coutumes dont l'énergie fait de la population de ce pauvre village une véritable république cachée dans un département de la France. Le chef de ce petit état est surtout un homme remarquable par la sagesse de son despotisme et la haute vertu de son caractère privé.

Personne ne connaît M. Fournier, maire de Ceillac, et son nom ne sera jeté à la postérité ni par la plume salariée des journalistes et des biographes, ni par l'adulation des académies. Je vais essayer d'esquisser en quelques traits l'image de cet homme si digne d'être apprécié.

M. Fournier Joseph-Antoine, maire de Ceillac, qui touche bientôt à sa soixante et dixième année, est doué d'une de ces organisations exceptionnelles dans lesquelles la Providence s'est plu à réunir à la vigueur de la constitution physique la force et la virilité de l'intelligence. S'il domine ses concitoyens de toute la hauteur où le placent l'énergie de son caractère, un sens droit, un jugement exquis, une conception rapide, et surtout une de ces volontés imployables qui renversent les obstacles ou se brisent contre eux, il est cependant leur égal par sa naissance, son éducation, et par toutes les habitudes de la vie domestique. Sa robuste stature, sa santé de fer n'ont pas encore été ébranlées par la caducité, et les cheveux blancs qui couronnent sa large tête font un contraste frappant avec le développement de ses forces musculaires. Ajoutez à cette ébauche le costume des jours fériés chapeau retapé, coiffure nationale des montagnards; habit de laine brune, taillé à la française, sans col, et garni d'énormes boutons luisans; longue veste tombant sur les genoux; culotte serrée aux genoux par des jarretières rouges, et vous aurez une idée, cependant bien imparfaite, du maire de Ceillac, se promenant un jour de fête au milieu de ses administrés, qui l'entourent de vénération, de respect et d'obéissance, comme le patriarche des temps antiques.

Souvent, dans l'intimité de ma pensée, je me suis pris à comparer M. Fournier avec le plus puissant génie du XIXe siècle : C'est

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