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DES PROGRES

DE LA JURISPRUDENCE

en France'.

MESSIEURS,

C'EST un sujet bien noble qui s'est offert à mes méditations et que je viens offrir aux vôtres.

« La loi en général, a dit Montesquieu, est la raison humaine » en tant qu'elle gouverne tous les peuples de la terre. » (Esprit des Lois, liv. 1, chap. 3.)

Ainsi, Messieurs, le droit est aux sociétés ce que la raison est à l'homme. La raison est le point de ressemblance entre l'homme et la divinité sans la raison, l'homme cesse d'être lui-même; sans le droit, la société, qui est l'homme collectif, disparaît et s'efface.

Le droit, en effet, jette les fondemens des empires; il définit l'autorité et l'obéissance. Tandis que la force tend ici-bas à briser tous les équilibres, il les maintient; quand plusieurs nations se sont donné des limites, il régit leurs rapports mutuels; les masses, les familles, les individus, la religion, le commerce, l'industrie, les lettres et les arts sont soumis à ses principes et subissent ses

1 Cet article a été lu à la Société des sciences et arts de Grenoble, dans sa séance du 2 février 1838.

TOME III.

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influences; il compose, embrasse et protége les intérêts publics, privés, universels, et on a dit que, comme Atlas, il portait le monde.

Tout à la fois cause et effet, le droit produit la civilisation, et il est produit par elle; il résume toute une époque, il est la peinture la plus philosophique de son esprit et de ses mœurs; il révèle la sagesse d'un peuple, ses erreurs, et même ses vices; il nous associe à son organisation intime : le droit, dans le passé, c'est l'histoire; dans le présent, c'est le type social le plus vrai; dans l'avenir, c'est l'infini.

Appelé, Messieurs, à vous présenter un rapport sur les progrès du droit en France, j'ai dû m'imposer une double limite, en ne remontant pas au-delà d'une certaine époque et en n'envisageant qu'une des faces d'un si vaste sujet.

Les deux dernières années m'ont surtout préoccupé, et je me suis uniquement attaché aujourd'hui à la théorie, à la science proprement dite.

Le point de vue pratique, les idées d'application, pourront être l'objet d'un travail séparé.

1o Histoire,

2o Droit romain,

3o Droit public et administratif,

Tels sont les trois élémens de la science qui m'ont paru surtout en progrès et que je vais parcourir.

L'histoire du droit est externe ou interne : l'histoire externe est celle des sources mêmes de la législation, c'est-à-dire des institutions d'où elle dérive; l'histoire interne est celle des principes du droit et de ses dispositions particulières.

A la fin du siècle dernier, il n'existait que deux histoires du droit écrites en français, l'une de Bernardi, l'autre de l'abbé Fleury, toutes deux incomplètes, parce qu'elles se bornaient à l'énumération des sources.

La plus répandue est celle de Fleury. Il nous montre à grands traits le code théodosien, publié en 430 ou 435 par l'empereur d'Orient Théodose-le-Jeune, observé dans les Gaules lors de l'invasion des Francs, et se conservant, long-temps après la chute de l'empire d'Occident, sous le nom de loi romaine; puis les lois des Visigoths, les lois gombette, salique et ripuaire, se joignant après l'invasion à la loi romaine; régissant, celles-ci, les vaincus, celles-là, les vainqueurs, et formant ensemble le droit français sous la première race.

Le droit français se composa sous la seconde race des mêmes lois, en ajoutant toutefois les capitulaires, dont les plus remarquables sont ceux de Charlemagne. Plus tard, et pendant le Xe siècle, l'Italie et les Gaules tombèrent dans une anarchie universelle ce fut l'époque principale du gouvernement féodal. Il s'établit de simples coutumes, qui se trouvèrent différentes par la diversité même qu'il y eut dans les usurpations de la puissance publique, dans les traités des seigneurs entre eux et avec les communes, dans le style de chaque juridiction, et dans les opinions différentes des juges.

Au milieu du XIIe siècle, on recommença à étudier le droit romain, non pas le droit romain renfermé dans le code théodosien, qui, après avoir été en vigueur sous les deux premières races, avait disparu dans la confusion universelle, mais bien le droit de Justinien, le droit de l'Orient, qui, dès sa promulgation de 528 à 534, avait été connu, conservé en Italie, et dont l'importation complète en France fut en quelque sorte une ère nouvelle.

Au commencement du XIIIe siècle, on écrivit en France les coutumes. Ces premiers écrits furent principalement de trois sortes : les chartes particulières des villes, les coutumiers des provinces et les traités des praticiens; mais ces écrits étaient sans autorité officielle. Une ordonnance de Charles VII, datée de Ménil-lès-Tours, en 1453, prescrivit que toutes les coutumes seraient écrites, examinées, autorisées par le grand conseil et le parlement, et

ensuite observées comme lois. Cette mesure ne fut accomplie que plus d'un siècle après la mort de Charles VII.

L'auteur ajoute quelques mots sur les ordonnances, et s'arrête brusquement à Louis XIV.

Son œuvre est un exposé fidèle des diverses législations qui se sont succédé; mais leur esprit, leur influence, ne sont pas assez appréciés; l'enchaînement des époques et l'action des unes sur les autres ne sont qu'imparfaitement indiqués. Enfin, l'histoire des diverses matières dont ces législations se sont occupées, c'est-àdire l'histoire interne du droit, n'a pas même été dans la pensée de l'auteur.

M. Dupin aîné, dans la dernière édition de son Manuel des étudians en droit et des jeunes avocats, a reproduit l'histoire du droit français de Fleury, en la continuant jusqu'à nos jours; mais cette continuation est d'une concision extrême : c'est l'exposé rapide des événemens plutôt que des institutions; enfin c'est un précis tout politique.

A défaut d'histoire spéciale du droit français, il ne fallait pas autrefois chercher des aperçus généraux dans les histoires de France. Vous le savez, Messieurs, l'histoire n'a été trop long-temps qu'un récit décoloré de faits matériels et qu'une flatterie de convention pour certaines idées et pour certaines personnes. On ne songeait pas à peindre les époques et leur génie, à prêter un langage aux événemens, et à y voir de hautes leçons et une sévère philosophie.

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Dans notre siècle, l'école historique a bien mieux compris sa mission les sources mêmes sont interrogées; les monumens contemporains sont étudiés, analysés; les institutions de toute nature sont scrutées, comparées, et, par un habile travail de recomposition, le passé est remis sous nos yeux avec sa véritable physionomie. A la tête de ce mouvement, dont les résultats doivent être si féconds, se sont placés MM. Guizot et Thierry.

Le Cours d'histoire moderne par M. Guizot renferme sur les lois

primitives de notre patrie des aperçus entièrement neufs et pleins d'intérêt.

Ainsi il combat cette opinion que la loi salique a été rédigée en Germanie bien avant la conquête; il pense que sa rédaction ne remonte pas au-delà du septième siècle, à cause des dispositions, des idées et du ton de la loi, qui la rattachent à une époque où les Francs étaient depuis long-temps au milieu d'une population romaine et d'une société chrétienne.

Il fait remarquer encore, contrairement à une opinion bien légèrement admise, que la loi salique n'est point une loi proprement dite, un code rédigé et publié par une autorité légale, mais bien plutôt une énumération de coutumes et de décisions judiciaires, et il le prouve encore par le contenu de la loi même.

Enfin, la loi salique lui apparaît comme une loi essentiellement pénale, et ce fait dominant l'amène à cette grave réflexion que tel est le caractère de toutes les législations naissantes, parce que le premier effort des nations vers le perfectionnement de la vie civile consiste à opposer des barrières aux excès de la liberté individuelle.

La loi des ripuaires est encore essentiellement pénale; cependant le droit civil y tient plus de place que dans la loi salique. Elle est donc plus moderne; d'ailleurs elle institue formellement le combat judiciaire, dont il y a à peine quelque trace dans la loi salique, et M. Guizot voit dans cette institution même une tendance vers la civilisation. En effet, la loi salique autorisait la composition, c'est-à-dire la faculté donnée à l'offenseur de payer une certaine somme pour se soustraire à la vengeance de l'offensé, qui, en acceptant la composition, devait renoncer à l'emploi de la force. Mais l'offensé pouvait refuser et persévérer dans son droit de vengeance, c'est-à-dire de guerre individuelle; or, le combat judiciaire régularisait l'emploi de la force, car, si l'offensé voulait faire la guerre à son ennemi, il ne pouvait au moins la lui faire que selon certaines formes et en présence de certains témoins.

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