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Qui demandez-vous, monsieur? » lui cria soudain une voix qui vint interrompre sa méditation.

«

Madame, j'apporte une pièce à la Comédie-Française : à qui dois-je m'adresser?... >> - << La porte à droite, l'escalier à gauche, la première porte ouverte à gauche dans le couloir, encore à gauche, puis à droite, puis à gauche. Au bout, un garçon de salle vous indiquera un autre escalier, et vous arriverez au cabinet de monsieur le secrétaire de la Comédie-Française. C'est à lui qu'il faut que vous vous adressiez. »

Après une multitude de marches et de contremarches, que, soit dit en passant, il serait humain d'abréger, Trois-Étoile arriva au secrétariat, non sans avoir heurté, à son passage dans les corridors, mademoiselle Leverd, qui sortait de sa loge, et dont le nom, inscrit sur la plus visible des portes du couloir, brille comme un phare à travers ces sinuosités désespérantes.

Et, s'adressant à M. Masson, qui posait gravement à son bureau de secrétaire :

-« Monsieur, dit Trois-Étoile, j'ai sous le bras les infortunes d'Aristote, le régulateur de la scène antique et moderne, et je m'estime heureux de faire quelque chose pour notre premier théâtre, en venant de cent lieues pour les lui offrir. >>

- << Vous n'avez pas une recommandation de quelque auteur dramatique connu? >>

Monsieur, un tel ouvrage, avec un tel titre, se recommande assez de lui-même. »

- « C'est juste, monsieur. Alors, déposez votre manuscrit; mettez-y votre nom, votre adresse; et l'on vous écrira s'il y a lieu d'accorder une lecture. >>

- << Comment, monsieur, s'il y a lieu! Y songez-vous? Les infortunes d'Aristote! du régulateur de la scène antique et moderne !... »

-« C'est juste encore, monsieur: mais si vous n'avez pas de pièces jouées ou tout au moins reçues, il faut que vous en passiez par l'examinateur provisoire, qui décidera s'il convient ou non que le comité vous entende. Les réglements sont là. »

-<<Tant pis pour les réglements! Comment, monsieur, deux examens! Mais quel est-il donc, cet examinateur provisoire? Où demeure-t-il? Que je le voie! Que je lui fasse comprendre que, dans les circonstances dramatiques où nous nous trouvons, ma tragédie est palpitante d'intérêt, qu'il y a une mine d'or dans le titre seul!»>

<< Monsieur, l'examinateur tient à ne pas être connu pour deux raisons : Ja première, pour n'être pas importuné... »

« Comment, monsieur, importuné, quand il s'agit de la sainte cause de Melpomène et de Thalie! >>

— « La seconde, parce qu'il n'y a rien de plus à craindre qu'un auteur trompé dans ses espé

rances. >>

« Mais, permettez-moi, monsieur : où enfouissez-vous donc là mon manuscrit? Mais il va prendre la poussière de cette masse de papiers sous lesquels vous le placez. »

- << Chacun son tour, monsieur. Ces papiers sont des ouvrages déposés avant le vôtre, et qui, conséquemment, doivent être examinés avant

lui. »

« Ah! monsieur, on m'avait bien dit qu'il n'existait plus de goût en France. Rendez-moi mon manuscrit. J'irai tenter le sort à un autre théâtre. >>

- << Le voici, monsieur: mais c'est encore à la Comédie-Française que vous aviez le plus de chances. >>

Serait-il possible? Alors... >>

- «< Allons, monsieur, décidez-vous à quelque chose. >>

Trois-Étoile laissa tomber de nouveau son manuscrit de ses mains; il le suivit d'un long regard de regret, et une larme d'indignation brilla

sur les cils de sa paupière, quand on refoula sa tragédie sous la masse poudreuse qui l'avait déjà tant effrayé.

Ce que fit Trois-Étoile durant les six mois. qui suivirent ne me regarde pas. Je dirai seulement que son corps était devenu transparent comme la faim, et que la rage aristotélique allait chaque jour décroissant dans son imagination jeune et impressionnable. Il avait, en outre, considérablement rabattu de son aristocratie en cinq actes et en vers; il s'était occupé de comédie de genre, de vaudeville, et s'était même humanisé jusqu'au mélodrame. Après ces six mois de travaux, appuyé sur un répertoire vaste et varié, il s'en alla frapper à la porte d'un de nos théâtres secondaires.

«Monsieur le secrétaire, pourriez-vous faire, en sorte que j'obtinsse lecture pour l'une de ces deux pièces?» (Il y avait progrès dans l'expression, et de plus habit d'emprunt, pour séduire et fasciner.)

« Veuillez parler à monsieur le directeur: le voici. »

— « Monsieur le directeur, me ferez-vous la faveur de m'accorder une lecture?

« Votre nom, monsieur? » -«Trois-Étoile. »

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« Alors, monsieur, veuillez aller rue.. (l'historien a oublié la rue et le numéro), vous y trouverez mon comité de lecture. >>

Il ne fit qu'un saut du théâtre à la rue désignée.

<< N'est-ce

ici

pas que se trouve le comité

de lecture du .......?»

-«< Au premier au-dessus de l'entre-sol. >> Il monta au premier.

« Le comité de lecture du

vous plaît? >>

s'il

-«Il est encore au lit, monsieur; mais repassez demain. >>

On le promena ainsi une longue semaine. A la fin cependant il fut admis dans un appartement riche et soyeux; et, s'adressant à un personnage qui lui semblait d'importance: -« Monsieur, le directeur du ...... m'a dit que je trouverais ici son comité de lecture? »

-« C'est plaisanterie ou excès d'amitié de la part de monsieur le directeur: car c'est moi, répondit ce personnage, sans engager Trois-Étoile à s'asseoir, c'est moi qu'il a sans doute voulu désigner ainsi. Que désirez-vous? »

Monsieur, voici deux pièces.... >>

-«<Laissez-les moi, si vous voulez. J'examinerai, quand j'en aurai le loisir, si l'on peut en tirer parti. >>

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