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dans une rue, et, l'instant d'après, vous le verrez tirer avec une longue corde une échelle dont la chute va peut-être tuer un ouvrier. Le mal fait, il se sauve; car il a la conscience de sa faiblesse, et avant tout il révère l'impunité. Il y en a bien d'autres qui se sont sauvés, et qui se sauveraient encore.

Du reste, insouciant comme Diogène, il joue dans les rues; s'il est en retard, et qu'il craigne d'être battu en rentrant, oh! ne soyez pas inquiet, il a un moyen sûr d'échapper au châtiment; il ne rentrera pas. La pluie, le vent, que lui importe? ses vêtements, craint-il de les gâter? Et puis il est chez lui dans les rues ; les rues lui appartiennent! Vous possédez une maison; fort bien; mais les bornes qui la garantissent sont plus à lui qu'à vous; le voilà qui s'installe, pour y jouer, et tâchez de l'en faire partir! il se moquera de votre éligibilité. Si vous voulez employer la force, il s'en ira. Mais que lui font quelques coups? il aura raison contre vous; il se sauvera pour revenir et se sauver encore en vous faisant des cornes : il y a des propriétaires que cela offusque.

Avant d'aller plus loin, il serait bon, je crois, de tracer le portrait de notre héros.

Le gamin a de dix à quinze ans; fils d'ou ́vrier, il est apprenti; quand vous le rencontre

rez, il est très-probable qu'il sera en course pour le bourgeois, le maître, ou le patron. Peut-être encore, depuis que l'instruction court les rues, ira-t-il à l'école mutuelle de son arrondissement. Autrefois il allait chez les Ignorantins. C'est là qu'il aurait fallu le voir faisant des niches au frère! Vous avez été au collége, n'est-ce pas? Eh bien! imaginez ce dont peuvent être capables des enfants qui ne craignent pas le pain sec; ils ne mangent que cela; et encore!... On ne peut les priver de sorties; quant aux pensums, ils ne savent pas écrire: il ne reste donc pour contenir que les oreilles d'âne, les écriteaux, toutes les punitions d'amour-propre; et, comme ils le disent en tirant la langue, on n'en meurt pas. Veut-on les battre? ils se défendent... Jugez!

les

Le gamin travaille chez un cordonnier, un menuisier, un serrurier, un peintre en bâtiment, un imprimeur, un colleur de papiers. Rien quant à lui-même, il est tout par son insolence.

Et puis, le gamin n'a pas de costume attitré; il porte tantôt le tablier vert, ou la blouse noircie par le fer; tantôt un bonnet de papier, une chétive casquette, une calotte à la grecque. Pour des bas, c'est du luxe; pas de mouchoir de poche, à quoi bon? Quelques lambeaux de chemise passent à travers son pantalon troué, et complétent son costume. Il faut que ses vête

ments soient percés, ou au moins qu'ils aient des pièces non assorties. Comment ne pas s'amuser avec une telle liberté? Le gamin joue continuellement; pour lui, la vie est une partie de plaisir jusqu'à quinze ans. Quelle différence de cette enfance si pleine et si variée, de cette existence si belle, avec celle que traînent vos enfants, à vous qui me lisez; au lieu d'être tiré à quatre épingles depuis le matin, le gamin est libre de ses actions; il n'a pas sans cesse auprès de lui un tyran galonné qui lui dit à chaque pas: Monsieur va se salir! Monsieur joue dans le sable! Monsieur va déchirer son pantalon!—et monsieur voulait monter sur un banc, dont il s'éloigne en pleurant. << Oh! le vilain enfant!» s'écrient les bonnes qui sont dérangées dans leur tête-àtête! «< il va rentrer tout sale; fi! le vilain!» et l'enfant pleure de nouveau. C'est votre faute; pourquoi emprisonnez-vous cette vie qui ne demande qu'à s'exhaler? Dites à votre enfant

1 Ceci me rappelle une petite anecdote que je crois bien placée ici. Le premier jour de l'an 1806, la mère du jeune prince Louis de Hollande, héritier adoptif du trône de Napoléon, princesse si ingénieuse à se faire aimer de tous ceux qui l'entouraient, et surtout si bonne, si attentive, si pleine de sollicitude pour son fils, promit de lui donner en étrennes tout ce qu'il demanderait. « Oh! je t'en prie, ma petite maman, répliqua l'enfant en voyant le jardin d'Amsterdam trempé des pluies de la veille; oh! je t'en prie, laisse-moi jouer un peu dans la crotte! » (NOTE DE L'ÉDITEUR.)

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qu'il ira déguenillé; il y a mille à parier contre un que, s'il a seulement trois ans, il va se désoler. C'est encore votre faute, votre avarice lui a déjà inspiré de l'orgueil; car si ce pauvre petit garçon, en jouant aux soldats, déchire sa veste si frêlement faite, vous allez le gronder, vous emporter plus qu'après un homme, et pour cause; l'enfant ignore le sujet d'une si grande colère; mais je le sais, moi, et bien d'autres; il faudra lui acheter d'autres habits, et votre amourpropre combat contre votre bourse. Mais mon gamin, si une fois, une seule fois dans sa vie de gamin, il se trouve possesseur d'un habit neuf, trouvé comme par miracle dans les pans d'une vieille redingote de son père, et qu'il vienne à le déchirer, « Tu iras déchiré,» lui dit-on. Eh bien! soit, il ira déchiré. Cela ne lui fait rien, puisqu'il faut toujours qu'il aille en haillons. C'est sa condition, à lui, son avenir du mois suivant; pour retarder d'un si court délai sa misère, se privera-t-il d'un plaisir? s'abstiendra-t-il de monter à un des arbres du boulevart, quand il y en avait, pour si peu de chose? Oh! que non! et il fera bien. Qu'est-ce qui lui en reviendrait? il aurait l'avantage de se mirer dans les glaces des cafés où il n'entre pas; bel avantage vraiment pour valoir de la gêne! Le gamin est trop philosophe pour sacrifier à une aussi vaine jouissance le bonheur du moment. Il joue dans

les rues. Sa toilette ne lui donne pas accès dans vos promenades; et qu'y ferait-il? Rien! Il lui faut ses égaux; au milieu d'eux il respire, il s'appartient! Cependant vos riants jardins l'ont vu quelquefois, à plusieurs époques il y a régné; quand le peuple était souverain, le gamin jouissait des prérogatives d'un fils de France.

Vous qui me lisez, vous êtes tout au moins contribuable et sergent-major de la garde nationale, par conséquent trop haut placé dans ce monde pour jeter vos regards sur un enfant pauvre; mais voyez ceux que la nature gouverne encore malgré vous; vos enfants ont en eux un instinct de liberté qui ne les trompe pas; cette liberté chérie que vous leur ravissez, ils la devinent dans l'enfant du peuple. Le gamin passet-il auprès de votre propre fils, l'espoir de votre aristocratie se retournera avec envie. Combien j'en ai vu de ces pauvres victimes, qui vont processionnellement aux Tuileries, flanquées d'un grand laquais chamarré, disant des fadaises à une jolie bonne, blonde et fraîche, avec une taille charmante, beaucoup mieux que sa maîtresse! Si c'est Monsieur qui conduit la maison, quelquefois même quand c'est Madame qui commande, un brillant chasseur balance son panache devant l'héritier présomptif d'une pairie deve

PARIS. VII.

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