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dèle de badinage élégant. Fénelon nous y apparaît tel qu'il était, sans doute, en tête-à-tête avec des gens d'esprit, les jours où il était gai. Il y avait, nous dit Saint-Simon, dans sa physionomie, de l'évêque, du docteur, et du grand seigneur. Ici, c'est le grand seigneur surtout qui parle, qui sourit, qui rit même aux éclats, qui conte des anecdotes, qui fait des citations plaisantes, et qui parfois s'étourdit un peu de sa verve.

Destouches, l'aimable pécheur, se corrigea-t-il d'un défaut sur lequel il avait été tant sermonné? Il fit des efforts de temps en temps. Fénelon le félicitait des victoires remportées sur le souper. Il mettait de temps en temps son estomac au régime : deux pommes et un verre d'eau, et Fénelon se réjouissait de le voir soutenir avec constance ses bonnes résolutions en faveur de la sobriété. Mais cela ne durait guère, et la dernière lettre, datée du 1er décembre 1714, est une dernière protestation contre ces appétits gloutons et cet empoisonnement par la bonne chère. En quittant cette correspondance, on ne peut pas oublier que ce même homme, si aimé de Fénelon, fut plus tard l'ami de Mme de Tencin et le père de d'Alembert, et ce souvenir ne laisse pas d'être pénible. Du moins, jusqu'à la fin, Fénelon put se rendre le témoignage de n'avoir pas failli à son devoir d'ami véritable. C'est un double mérite et, pour nous lecteurs, un charme double d'avoir tant d'esprit et de gaîté et, en même temps, de jouer le rôle sévère du véritable ami qui aime d'amitié pure. Jusqu'à la fin, Fénelon put dire ce qu'il lui écrivait un jour : « Je me vante de vous

vous aimer . » Et cela compensa peut-être chez lui le regret d'avoir pris du plaisir à cette amitié profane et mondaine.

Destouches, qui était fier d'être l'ami et le correspondant de Fénelon, montrait sans fausse honte à Lamotte ces lettres où il était si maltraité, mais avec tant d'esprit et de cœur, et Lamotte écrivait à Fénelon « Le cœur y parle à chaque ligne; l'esprit s'y confond toujours avec la naïveté et le sentiment... et je donnerais volontiers les louanges les plus délicates pour des censures ainsi assaisonnées par l'amitié2. » On ne saurait mieux dire; nous devons souscrire à ce jugement. Mais l'amitié qui nous a valu cette volumineuse et charmante correspondance est au dernier rang des amitiés de Fénelon.

1. 23 juin 1713. (Œuvres, t. 8, p. 170). 2. Id., t. 6, p. 654.

CHAPITRE III

FÉNELON ET LE DUC DE BOURGOGNE

L'amitié de Fénelon et du duc de Bourgogne' est d'une qualité bien supérieure à celle de Fénelon et de Destouches.

Nous voudrions avoir un grand nombre de lettres de Fénelon au duc de Bourgogne et du duc de Bourgogne à Fénelon. Cette correspondance entre l'élève si sympathique, malgré ses défauts, et le précepteur vénéré et tendrement aimé, eût été intéressante au plus haut point; et entre autres grands avantages, elle eût peut-être permis de résoudre la question difficile de savoir si vraiment l'influence du maître a été excessive et funeste, en inspirant à l'élève une piété scrupuleuse, en relâchant dans l'âme de cet enfant le ressort de la volonté. Ce que nous avons est peu; mais ce peu n'est pas négligeable; il nous donnera sans doute quelques lumières sur les rapports entre le maître si autoritaire, malgré sa douceur, et d'une tendresse si sévère, et l'élève si bon et si docile; il nous fera deviner au

1. Louis, duc de Bourgogne, né le 6 août 1682, mort le 18 février 1712, Dauphin depuis le 14 avril 1711.

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moins, sinon pleinement connaître, l'âme de ce jeune prince de haute vertu, « qui n'aurait usé de la puissance que pour faire du bien », dit la marquise de Lambert, que le ciel n'a fait que... préter à la terre, et dont la mort si prématurée fut un «< malheur public »; il nous fera surtout connaître sous un nouvel aspect, bien différent de celui que nous venons d'étudier, l'amitié chez

Fénelon.

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I

Dans une lettre écrite au Père Martineau 2, confesseur du prince, pour le remercier du Recueil des vertus de Louis de France qu'il venait de publier, Fénelon indique quelques traits du caractère de son élève encore tout enfant. Il le loue en particulier d'avoir été sincère et ingénu. Fénelon avait développé chez lui avant tout le sentiment religieux. Il était convaincu qu'à la prendre « par le fond, sans scrupules sur les minuties », la religion devait le combler « de consolations et de gloire 3»; être non seulement le frein, mais l'aiguillon, un principe de vraie force morale, et non pas de délicatesse excessive de conscience qui est de la faiblesse. Un témoin de l'éducation des trois frères, fils du Dauphin, le marquis de Louville, dit que « l'on songe bien plus à les rendre chrétiens par les sentiments vertueux qu'on leur inspire..., que par des prati

3

1. Lettre à M. de Sacy (mars 1712). (Œuvres, t. 8, p. 50). 2. 14 novembre 1712. (Id., t. 8, p. 123).

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