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mont soutenait la conversation qui roula sur le voyage de M. de Cambrai; mais cet abbé était très honnête, et je n'aperçus rien, ni envers personne, de ces airs hautains et méprisants que j'ai tant de fois éprouvés ailleurs. » Le Dieu nous a avertis que M. de Chantérac est à une place d'honneur à côté du maître de la maison; c'est le plus âgé des ecclésiastiques de la maison; c'est un ami de cœur et un familier; mais il ne remarque pas qu'il ait parlé; sa conversation dut être sobre et discrète. C'est un homme de bon conseil que Fénelon aime avec vénération. L'abbé de Beaumont, plus jeune et plus gai, soutient seul la conversation; il est la gaieté et l'entrain de la maison. Sans le vouloir et indirectement, Le Dieu laisse deviner quelques traits essentiels de leur caractère. Il y a un autre ami intime que Le Dieu ne signale pas, qui n'était pas à Cambrai lors de sa visite, l'abbé de Langeron. Celui-là, c'est l'ami de jeunesse, librement choisi, disciple, conseiller, collaborateur, l'ami de cœur au sens le plus complet du mot. Si nous ajoutons à ces trois noms celui du marquis de Fénelon, tout jeune encore, présent à Cambrai dans cette journée que raconte Le Dieu, mais dont il ne parle pas, et ceux des absents, des absents très chers à qui on écrit, dont on parle souvent, mais qu'on ne peut voir que rarement et à la dérobée, les ducs de Beauvilliers et de Chevreuse, le vidame d'Amiens, nous aurons la liste presque complète de ceux que Fénelon a aimés le plus au monde. Il ne s'en faut que de deux noms, celui du chevalier Destouches qu'il connaîtra et aimera plus tard, celui du duc de Bourgogne sur

porte toujours dans son esprit et dans son cœur. Dans ce repas qu'il raconte, Le Dieu observe encore que Fénelon mange et boit très peu. « Aussi est-il d'une maigreur extrême, le visage clair et net, mais sans couleur, disant lui-même : On ne peut être plus maigre que je ne le suis. Je crois pour moi que c'est le chagrin qui le ronge; car, outre la maigreur, il est très mortifié et dans la demi-journée que j'ai été avec lui et au retour d'un voyage qui le devait dissiper, il n'est pas sorti de sa mortification, quoique ses manières fussent aisées et polies, mais avec le visage d'un saint Charles. >>

L'air mélancolique et triste, avec sa maigreur extrême, son visage sans couleur, rongé, en apparence, par le chagrin, c'est ainsi surtout que nous revoyons Fénelon dans le récit de Le Dieu; c'est ainsi surtout qu'il lui est apparu en septembre 1704. Fénelon n'est plus tel que l'avait vu Saint-Simon en des temps plus heureux; l'éclat de ces yeux « noirs et très perçants » s'est voilé de tristesse; le feu et l'esprit n'en sortent plus comme un torrent.

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On a fait remarquer avec raison que Fénelon avait l'humeur gasconne, la verve méridionale, une tendance au burlesque. L'entrée à Carennac, le voyage à Sarlat en sont des preuves très connues 3.

1. Mémoires chronologiques, contenant ce qui s'est passé de plus remarquable à Cambrai et aux environs, etc., mis au jour par Eugène Bouly (Cambrai, J. Chanson, 1837), p. 32.

2. L. CROUSLÉ, Fénelon et Bossuet, t. I, p. 7.

3. On peut y ajouter, entre autres preuves, une lettre de jeunesse de Fénelon à son oncle, l'évêque de Sarlat, racontant un voyage du Périgord à Paris en 1685 (publiée par M. Boisserie de Masmontet en 1902). Il y a là, outre des descriptions précises, beaucoup

Ce qu'on a moins remarqué, c'est son penchant à la tristesse; ce n'était pas seulement sur son visage que les « contraires ne se combattaient pas ».

Sérieux, réservé, froid, il l'était déjà à la cour. « J'ai joint l'indolence des Flamands avec celle qu'on me reproche, » écrivait-il en 1697'; et c'est sans doute une allusion gaie à l'indifférence quiétiste. Mais n'y avait-il pas aussi chez lui une indifférence extérieure qui intimidait et gênait parfois même ses parents et ses amis les plus chers? Dans une lettre de 1690, c'est-à-dire d'un temps où tout lui souriait à la cour de Versailles, il demande au maréchal de Noailles de lui ramener son fils aîné, le comte d'Ayen, avec qui il a «< grande impatience de raisonner ». « Il est toujours à Paris, dit-il, avec un homme grave qui est M. le premier président. Cela me fait espérer qu'il n'aura pas grand'peine à s'apprivoiser ici avec ma mine froide et sérieuse2. » Cette mine froide et sérieuse, il la portait chez sa cousine et belle-sœur, la marquise de Laval, et elle s'en plaignait. « Je ne suis pas content, ma chère sœur, de la manière dont nous nous sommes vus. Quand je vais vous voir, j'y apporte toujours, ce me semble, la meilleure disposition du monde pour vous témoigner une vraie amitié et vous parler à cœur ouvert. Mais la brièveté du temps et votre prévention me tiennent dans une certaine réserve dont je ne suis pas content 3. » Voici d'autres aveux : « Je suis assez

verrons cette verve s'épancher librement dans certaines lettres à ses amis.

1. A la maréchale de Noailles, 3 novembre (1697). Euvres, t. 7, p. 526.

2. 12 octobre (1690). Id., t. 7, p. 504.

sec dans ma conduite et froid dans les commencements, mais assez chaud et tendre dans le fond '. » « Vous n'avez point l'esprit complaisant et flatteur comme je l'ai, quand rien ne me fatigue ni ne m'impatiente dans le commerce. Alors vous êtes bien plus sèche que moi... Mais quand on veut de moi certaines attentions suivies qui me dérangent, je suis sec et tranchant, non par indifférence ou dureté, mais par impatience et par vivacité de tempérament 2. >>

Les années passent; il nous semble que c'est toujours ce défaut qui se révèle et s'accuse si souvent dans les lettres à Madame de Montberon, femme du gouverneur de Cambrai, une pauvre âme scrupuleuse, susceptible à l'excès, qu'un rien froissait dans la conduite de son directeur. « Prenez-moi tel que je suis, sec, rebutant, irrégulier, négligent, manquant d'attention et de délicatesse. Je veux me corriger pour vous et l'envie de bien faire me redressera 3. >> << Souffrez donc que je sois ou du moins que je vous paraisse sec, dur, impitoyable, importuné, dégoûté, plein de mépris. » Un jour, Madame de Montberon n'a pu assister à un sermon de Fénelon. « Le sermon ne vous convenait point et vous devez être bien consolée de ne l'avoir pas entendu. Quatre petits mots qui échappent après un long silence au coin de votre feu sont bien meilleurs 5. » — « O que vous m'êtes chère en celui qui le veut! Cela croît

1. A madame de Maintenon (vers 1690). (Euvres, t. 8, p. 485). 2. Id., t. 8, p. 589.

3. 13 mars 1702. (Id., t. 8, p. 645).

4. Entre le 8 et le 21 mai 1703. (Id., t. 8, p. 661).

tous les jours en moi; mais quand je vous verrai, je ne vous dirai peut-être rien '. »

Celui que nous aimons à nous représenter comme le doux Fénelon est donc aussi sec et tranchant. Le Périgourdin, d'humeur si enjouée dans certaines lettres, qui écrit au chevalier Destouches et à l'abbé de Beaumont avec tant de verve et d'esprit, est donc aussi parfois bien taciturne.

Il y a plus. Il console ceux qui sont dans la tristesse, en disant que lui aussi a une pente très forte à la tristesse. « Cette tristesse qui vous fait languir m'alarme et me serre le cœur... Je sais par expérience ce que c'est que d'avoir le cœur flétri et dégoûté de tout ce qui pourrait lui donner du soulagement. Je suis encore, à certaines heures, dans cette disposition d'amertume générale, et je sais bien que si elle était sans intervalle, je ne pourrais pas y résister longtemps... Je viens de faire une mission à Tournai... Je suis à moi-même tout un grand diocèse, plus accablant que celui du dehors et que je ne saurais réformer 2. >>> - «Ma vie est triste et sèche comme mon corps; mais je suis dans je ne sais quelle paix sèche et languissante. Le fond est malade et il ne se peut remuer sans une douleur sourde 3. » — « J'ai aujourd'hui le cœur en paix sèche et amère; le demain m'est inconnu : Dieu le fera à son bon plaisir, et ce sera toujours le pain quotidien. Il est quelquefois bien dur et bien pesant à l'estomac 4. » << Souvent, dit-il dans une lettre,

1. 23 septembre 1703. (Euvres, t. 8, p. 664).

2. Id., t. 8, p. 568.

3. Id., t. 8, p. 562.

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