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sa fille avec toute l'ardeur d'un amour violent, qu'elle se faisait une idole dans son cœur. Est-ce que, même dans la vraie et pure amitié, fondée sur la vertu, on ne se fait pas une idole dans son cœur? C'est un cas de conscience nouveau. Il va se poser pour Fénelon, traitant de l'amitié. C'est l'originalité et la nouveauté de la doctrine de Fénelon sur l'amitié.

II

Quand il voulait prouver que l'amour pur n'est pas chimérique, que l'homme peut s'élever au parfait désintéressement de l'amour, Fénelon faisait appel à l'amitié antique, aux idées de l'antiquité sur l'amitié, surtout à celles de Cicéron qui résument pour lui toutes celles de l'antiquité : « Écoutons Cicéron Être impatient, dit-il, pour les choses qu'on souffre dans l'amitié, c'est s'aimer soi-même et non pas son ami. Il ajoute dans la suite que l'amitié ne peut être qu'entre les bons, c'est-à-dire entre ceux qui, suivant ses principes, préfèrent toujours l'honnête à ce que le vulgaire nomme utile; « autrement, dit-il, l'intérêt étant la règle et le motif de l'amitié, les moins vertueux, qui ont plus de besoins et de désirs que les autres, seraient les plus propres à se lier avec autrui, puisqu'ils sont les plus avides pour aimer ce qui leur est utile. Nous croyons donc (c'est encore Cicéron qui parle) qu'il faut rechercher l'amitié non

que tout le fruit de l'amitié est dans l'amitié même1 ». Cette doctrine si pure n'appartient pas en propre à Cicéron; il la tient de Socrate et de Platon, et Fénelon commente ainsi Socrate et Platon : « La perfection de l'homme est tellement de sortir de soi par l'amour qu'il veut sans cesse persuader et aux autres et à soi-même qu'il aime sans retour sur soi les amis auxquels il s'attache. Cette idée est si forte, malgré l'amour-propre, qu'on aurait honte d'avouer qu'on n'aime personne sans y mêler quelque motif intéressé. On ne déguise si subtilement tous les motifs d'amour-propre dans les amitiés que pour s'épargner la honte de paraître se rechercher soi-même dans les autres; rien n'est si odieux que cette idée d'un cœur toujours occupé de soi; rien ne nous flatte tant que certaines actions généreuses, qui persuadent au monde et à nous que nous avons fait le bien pour l'amour du bien en lui-même sans nous y chercher 2. » Il parlait ainsi des anciens; mais il ira plus loin qu'eux.

Fénelon estime et aime l'amitié; il en parle avec l'allégresse et l'enthousiasme d'un ancien; et ce qu'il aime en elle, ce n'est pas sa douceur, c'est son désintéressement.

1. Instructions sur la morale et la perfection chrétienne (Œuvres, t. 6, p. 111). - Voir dans la Revue de l'histoire littéraire de la France (janvier-mars 1906), un article de M. Maurice Masson démontrant que ces opuscules, comme ceux qui sont intitulés dans le même tome Manuel de piété, ont été originairement, au moins en partie, des lettres spirituelles et qu'elles sont, en particulier, comme un résidu des lettres de Fénelon à Mme de Maintenon, écrites avant les Articles d'Issy, quand Fénelon était encore un disciple enthousiaste de Mme Guyon.

Louis de Sacy, auteur d'un Traité sur l'amitié, l'avait consulté sur un cas de conscience relatif à l'amitié; Fénelon lui répond' en homme qui sent vivement le prix et le charme de cette vertu et qui pourrait faire, lui aussi, un Traité de l'amitié; mais encore ici, il ne parle pas pour son propre compte; il se réclame de l'autorité des anciens, tout de suite après avoir dit, pour prouver que l'amitié est chose permise et même chrétienne et sacrée, que Jésus-Christ n'a pas dédaigné d'être l'ami de Lazare, que l'amitié de David et de Jonathas est louée par le Saint-Esprit. « Les païens, qui ont une si haute idée des devoirs de la société, et qui ont cru que l'homme ne naissait, ne vivait et ne mourait point pour lui-même, mais pour la république à laquelle il appartenait tout entier, comme un membre au corps, n'ont pas laissé de regarder l'amitié, quand elle est pure, comme quelque chose de divin. Socrate en parlait ainsi avec admiration par rapport à certains exemples, tel que celui d'Alceste qui voulut mourir pour son époux Admète. Vous connaissez, monsieur, ces belles paroles de Cicéron : Solem enim e mundo tollere videntur, qui amicitiam a vita tollunt, qua a diis immortalibus nihil melius habemus, nihil jucundius. Ce n'est point l'amourpropre qu'on cherche à contenter sous le nom d'amitié, quand l'amitié est pure et sincère. Il est vrai que, selon Cicéron, notre ami est un autre nousmême. Est enim is amicus quidem qui est alter idem. Mais ce n'est pas qu'on doive n'aimer un ami que

1. Lettre retrouvée en 1902 par M. E. Levesque, bibliothécaire du Séminaire de Saint-Sulpice; publiée dans la Revue des Facultés catholiques de l'Ouest (avril 1902).

2

pour s'aimer soi-même dans cette personne. C'est au contraire, dit Cicéron, qu'il faut aimer un véritable ami sans espérance et sans intérêt, comme on s'aime soi-même sans attendre de soi aucune récompense de son amour-propre. Ipse enim se quisque diligit, non ut aliquam a seipso mercedem exigat caritatis suae, sed quod per se quisque sibi carus est; quod nisi idem in amicitiam transferatur, verus amicus nunquam reperietur. Autrement il n'y aurait parmi les hommes aucune véritable amitié. Ce ne serait plus qu'un commerce de marchands, qui supputeraient les frais et les profits de la société. C'est ce que Cicéron appelle exiliter ad calculos vocare amicitiam. Les uns trafiquent pour les richesses et les autres pour le plaisir, tous pour eux-mêmes et non pour les amis qu'ils paraîtraient aimer..... Non amicum, dit Cicéron, sed seipsum est amantis. >>

Fénelon décrit l'amitié pure d'après les anciens; il réfute, par les anciens, la maxime de La Rochefoucauld: « Ce que les hommes ont nommé amitié... n'est... qu'un commerce où l'amour-propre se propose toujours quelque chose à gagner1»; il se sert de la même comparaison que La Rochefoucauld: « Ce ne serait qu'un commerce de marchands ». Mais ce n'est ici que l'amitié désintéressée d'après les anciens. En écrivant ce que nous venons de lire, Fénelon songe à sa doctrine de l'amour pur; il prouve directement ou indirectement, dans les deux extraits que nous avons empruntés aux Instructions sur la morale et la perfection chrétienne et à la lettre à Louis de Sacy, que l'amour pur n'est pas une chi

mère, puisque les anciens avaient bien l'idée de l'amitié pure, d'une amitié qui consiste à sortir de soi, à ne pas se rechercher soi-même dans les autres, à se dévouer avec le désintéressement d'Alceste se sacrifiant pour rendre la vie à son époux Admète, à aimer son ami sans espérance et sans intérêt comme on s'aime soi-même. Comme on s'aime soi-même, dit-il; mais est-ce qu'on ne s'aime pas avec excès? Mais n'y a-t-il pas encore de l'intérêt dans cette amitié désintéressée des anciens? Il disait tout à l'heure que, quand nous avons fait le bien pour le bien, «< rien ne nous flatte tant » ; ce flatteur intérieur, l'amour-propre, se mêle donc, peut donc se mêler du moins, à ces actions généreuses et désintéressées. Si Fénelon y avait regardé de près, il aurait vu qu'il s'en fallait de beaucoup que l'amitié des anciens, même la plus haute et la plus pure, fût aussi désintéressée que celle qu'il rêvait, et dont il a donné çà et là la définition, d'après sa doctrine de l'amour pur.

Fénelon vient de parler de l'amitié d'après les anciens, c'est-à-dire surtout d'après Cicéron et le De amicitia, avec la préoccupation de démontrer que les anciens eux-mêmes avaient eu l'idée du désintéressement de l'amour'. Quand il en a parlé pour son propre compte, comment en a-t-il parlé? N'a-t-il pas conçu un idéal d'amitié supérieur à l'idéal ancien ? « Le pur amour, dit Ramsai d'après

1. Fénelon a cherché plusieurs fois des rapports entre sa doctrine et la philosophie ancienne. Voir par exemple: Euvres, t. 2, p. 495. Troisième lettre, etc. Voir aussi RAMSAI: Histoire de la vie de M. de Fénelon, p. 194. Il allègue l'exemple de Platon, de l'empe

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