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Jacques Esprit, ami de La Rochefoucauld, et ce qui se mêle d'amour de soi, de son bien-être, de son repos, de sa gloire, de ses petites jouissances de sensualité ou de vanité dans les vertus que le monde estime le plus.

Fénelon commence où finit La Rochefoucauld. La Rochefoucauld avait laissé de côté, comme n'étant pas de son domaine, la nature corrigée de ses défauts par la grâce, les hommes « que Dieu en préserve par une grâce particulière ». Mais si l'amour-propre ne peut atteindre la grâce qui est incorruptible et intangible de sa nature, il se mêle dans l'âme la plus sincèrement et la plus complètement vertueuse à la grâce et diminue en elle la capacité de recevoir la grâce, l'aptitude à y correspondre. Personne, au XVIIe siècle, n'a été sensible comme Fénelon à cette forme d'amour-propre qui restait imperceptible même pour Bossuet. Fénelon est le grand observateur et le grand peintre de l'amour-propre mêlé aux vertus surnaturelles, ou plutôt de l'amour-propre qui subsiste dans l'âme. avec les vertus surnaturelles et dont le voisinage leur est nuisible. Il parle dans certaines lettres spirituelles à Mme de Maintenon de « l'amourpropre le plus sage et le plus vertueux 2 ».

Supposons les vertus dont parle La Rochefoucauld purifiées du vice d'intérêt propre qui est en elles; la clémence est vraiment la clémence, et non plus une fine politique; la modération n'est plus

1. Avis au lecteur de l'édition de 1678 (EŒuvres complètes de La Rochefoucauld, édit., Gilbert, Gourdault et Henri Régnier, t. I, p. 30).

une vaine ostentation de force d'âme; la sincérité n'est plus mêlée de dissimulation et d'ambition; la chasteté des femmes est uniquement la chasteté et la valeur des hommes est uniquement la valeur ; et ainsi de toutes les vertus. Quand l'âme se sera ainsi purifiée, il faudra qu'elle se purifie encore; ce qu'elle a fait jusqu'ici n'était au plus qu'un commencement et une préparation; voici la vraie et complète purification, et c'est la doctrine de Fénelon; c'était comme un premier degré dans ce mystère d'hommes épris de perfection et d'initiés; la vraie initiation se fait par la doctrine de Fénelon : elle ôte à l'amour-propre même la consolation qu'il goûte naturellement et licitement dans la vraie vertu, parce que jouir ainsi de sa bonne conscience, c'est encore se prendre pour fin; et c'est Dieu seul qu'il faut aimer. Certes, s'il y eut jamais une doctrine aristocratique et destinée à une élite, c'est bien celle-là. « Rien n'est si jaloux, si sévère et si délicat que ce principe du pur amour. Il ne saurait souffrir mille choses qui nous sont imperceptibles dans un état commun... C'est comme l'or qui se purifie au creuset; le feu consume tout ce qui n'est pas le pur or 1. »

Cet idéal, Fénelon l'a proposé des centaines, des milliers de fois, sous deux formes principales, familières d'ailleurs à beaucoup de mystiques, et, en particulier, à Mme Guyon la petitesse de l'enfance, avec Jésus enfant pour modèle, mais surtout la mort, avec Jésus en croix pour modèle. « Ce

1. Instructions et Avis sur divers points de la morale et de la

n'est pas assez de se détacher; il faut s'apetisser... L'enfant n'a rien à lui; il traite un diamant comme une pomme'. » « Mourez donc, laissez-vous mourir; le dernier coup sera le coup de grâce 2. » Cette mort, il la conseille, il la décrit, il la chante presque, à chaque page de sa correspondance. C'est le degré suprême, celui au delà duquel il n'y a plus qu'une vie dévouée à l'amour de Dieu tout seul et de toutes choses en lui et pour lui, sans le moindre retour sur ce moi haïssable que personne peut-être n'a haï comme Fénelon.

Il est piquant de commenter Fénelon par Bossuet. Longtemps avant la querelle du Quiétisme, alors que Fénelon était encore enfant, Bossuet expliquait, dans un sermon sur l'Assomption, avec une sublime énergie, cette jalousie de l'amour de Dieu, impitoyable à la nature et à l'amour-propre : « Je dis que l'amour divin emporte avec soi un dépouillement et une solitude effroyable que la nature n'est pas capable de porter; une si horrible destruction de l'homme tout entier est un anéantissement si profond de tout le créé en nous-mêmes, que tous les sens en sont accablés. Car il faut se dénuer tellement de tout pour aller à Dieu qu'il n'y ait plus rien qui retienne : et la racine profonde d'une telle séparation, c'est cette effroyable jalousie d'un Dieu qui veut être seul dans une âme 3. >> Bossuet, sans doute, n'attache pas à ces fortes expressions le même sens que Fénelon; mais Fénelon ne dirait pas mieux, à moins qu'il ne voie

1. Euvres, t. 8, p. 528.

2. Id., t. 8, p. 546.

dans cette sombre peinture une condamnation de certains raffinements de sa doctrine.

Cette doctrine, Fénelon essaya de la réaliser, et d'abord dans l'amitié, qui a tenu chez lui une si grande place. C'est de l'amitié que nous avons à parler désormais; c'est la doctrine de l'amitié que nous avons d'abord à exposer d'après Fénelon.

<< Ce que les hommes ont nommé amitié, dit La Rochefoucauld, n'est qu'une société, qu'un ménagement réciproque d'intérêts et qu'un échange de bons offices; ce n'est enfin qu'un commerce où l'amour-propre se propose toujours quelque chose à gagner'. >>

Aristote a, le premier, distingué autant d'espèces différentes d'amitiés que l'aimable revêt de formes différentes. « Or ce que les hommes ont d'aimable est ou le bien qui est en eux, ou les avantages et le plaisir qu'ils procurent aux autres. De là trois sortes d'amitié, l'amitié fondée sur la vertu, sur l'intérêt et sur le plaisir 2. » L'amitié de la Rochefoucauld est du dernier degré; d'ailleurs, est-ce une amitié? Il y a là trop de calcul pour que l'amour y trouve encore place. La Rochefoucauld n'analyse pas l'amitié; il la nie; il ne dit pas ce qu'elle devrait être; il dit ce qu'elle est trop souvent, ce qu'elle ne doit pas être du tout, sous peine de n'être plus l'amitié. Les amitiés fondées sur le plaisir et l'intérêt << ne sont amitiés, d'après Aristote, que par analogie avec la première et dans la mesure où elles s'en rapprochent3». C'est de la première, de celle

1. Maximes, LXXXIII.

2. L. Dugas, L'amitié antique, p. 204.

qui réalise pleinement sa définition, que nous voulons parler, quand nous parlons de l'amitié.

Cette vraie amitié est désintéressée; mais n'y at-il pas un intérêt propre infiniment délicat et subtil, qui n'a pas été observé par La Rochefoucauld, et que seul Fénelon a cru apercevoir et discerner au fond des amitiés les plus pures? Il est rare que l'amour-propre qui est au fond de notre nature ne trouve pas dans l'amitié quelque chose à gagner, quand ce ne serait que la jouissance délicate que l'on goûte à aimer son ami, à se dévouer à son ami. L'amitié est le plus délicat des plaisirs, mais c'est un plaisir. Amabam amare, j'aimais à aimer; le mot célèbre de saint Augustin exprime bien cette jouissance. Peut-on aimer ainsi? Peut-on dire comme Horace qui a si bien expliqué l'amitié vraie en appelant Virgile : animae dimidium meae, la moitié de ma vie :

Nil ego contulerim jucundo sanus amico1.

Tant que je serai sain d'esprit, il n'est rien que je puisse comparer à un ami agréable. Peut-on dire, comme La Fontaine, qui a parlé de l'amitié comme un ancien :

Qu'un ami véritable est une douce chose?!

La jouissance de cette douce chose, de cet agrément, au-dessus de tous les agréments, n'est-ce pas encore de l'amour-propre, et ne faut-il pas en purifier l'amitié comme d'un élément impur et d'une souillure? On a dit de Mme de Sévigné, qui aimait

1. Horace, Satires, I, 5, v. 44.

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