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que vous goûtiez notre pauvre Ithaque, et que vous vous accoutumiez aux pénates gothiques de nos pères.» Visiblement, il éprouve un charme mélancolique à revoir en imagination son pays natal qu'il n'a pas vu depuis si longtemps, et le vieux château paternel, et son innombrable parenté.

De loin, il suit le progrès trop lent de la guérison; << Je ne suis pas content d'apprendre que le cinquième bain ne vous avait point encore soulagé 2. » << Votre lettre du 4 juillet, mon très cher fanfan, m'a vivement touché. Cet allongement de la jambe malade, quoique très petit et quelquefois interrompu, me donne de bonnes espérances 3. » Le malade retourna de Barèges en Périgord, puis alla de nouveau à Barèges, pour une seconde saison dans la même année. Ce fut presque en pure perte, si l'on en juge par une lettre qu'il lui envoie, après la seconde saison, à Manot*, pays natal du marquis: << Dieu veuille que vous y arriviez avec une jambe dont l'état ait surpassé vos espérances 3. » — « Le repos de votre vie, votre santé, votre force pour servir, la longueur de votre vie même, lui disait-il un jour, au début de cette seconde saison, tout dépend de ce voyage. Si vous ne guérissez point cette année, vous ne guérirez jamais 6. » Il disait vrai. Le marquis resta boiteux toute sa vie.

Mais Fénelon se préoccupait de l'âme de son

1. 2 août 1714. (Euvres, t. 7, p. 481).

2. 12 juillet 1714. (Id., t. 7, p. 480).

3. 19 juillet 1714. (Id., t. 7, p. 480).

4. Aujourd'hui commune de l'arrondissement et canton de Confolens.

5.4 octobre 1714. (Id., t. 7, p. 483).

neveu autant au moins que de sa santé : « Si ce voyage ne guérit pas votre jambe de sa blessure, lui disait-il aussi, il guérira votre cœur de l'impatience et vous accoutumera à la sujétion'. » Un défaut nouveau qu'on pouvait deviner quand Fénelon disait au marquis soyez gai, se fait jour dans cette dernière partie de la correspondance, le scrupule. Le marquis expose dans ses lettres avec une franchise minutieuse ses peines d'âme à Fénelon, et Fénelon lui dit : « Ne soyez point en peine de ce que vous avez dit de trop il suffit de reconnaître simplement ce qui se glisse dans les conversations par amour-propre. Il faut le dire simplement aux personnes de confiance, pour ne réserver rien, et pour s'humilier; après quoi il faut laisser tomber tous ces menus détails: autrement on ravauderait et on tournerait sans fin tout autour de soi-même 2. » Dans une lettre à Mme de Chevry, en la priant de chasser au plus tôt le petit boiteux qui s'attardait à Paris au lieu de partir pour Barèges, Fénelon l'appelait le Lambin ravaudeur 3; il dit ici: On ravauderait; voilà des mots nouveaux dans la langue de Fénelon, pour marquer l'excès dans l'analyse des sentiments à laquelle oblige la doctrine de l'amour pur. Fénelon y revient plusieurs fois dans cette dernière partie; plusieurs fois, il fait allusion à ces vétilles de la conscience; plusieurs fois, il essaie de combattre la tristesse

1. 30 août 1714. (Euvres, t. 7, p. 483).

2. 29 avril 1744. (Id., t. 7, p. 473).

3. A Madame de Chevry, 22 avril 1714. Lettres inédites, par X. Bar

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que produit le scrupule, en lui disant avec saint Paul: gaudete.

Le ton des lettres de la dernière partie manque de la gaieté affectueuse, de l'ardeur et de l'entrain de celles des deux années précédentes, quand le marquis était au siège de Douai ou quand il se soignait à Paris. Durant ces derniers mois, Fénelon sent ses forces baisser. Ne semble-t-il pas qu'il ait la mort en perspective quand il écrit, le 30 août 1714 « Ne soyez pas en peine de moi. Je suis triste, mais en paix et en soumission à Dieu. La douleur des hommes est dans l'imagination. Les maux les plus pénibles qu'on voit venir de loin nous accoutument peu à peu avec eux. On souffre plus longtemps; mais on souffre moins au dernier coup, parce que le dernier coup ne surprend presque plus. Ma peine est une langueur paisible et non une douleur violente. » Cette langueur alla en augmentant. L'accident du pont de la Somme hâta le dénouement. Ses deux enfants, le marquis et Panta, étaient revenus à Paris après leur saison à Barèges et à Bourbon. La dernière lettre écrite au marquis est du 29 décembre 1714. Fénelon lui demande de presser l'abbé de Beaumont pour qu'il revienne le plus tôt possible de Paris à Cambrai : « Il faut que tu le presses par amitié, et par douceur, lui dit-il, sans y mêler ton naturel. » Et c'est un dernier avis sur sa raideur et son âpreté de caractère; il n'en avait plus été question depuis cette blessure qui avait fait l'objet de toutes les préoccupations de Fénelon durant deux années. Et le dernier témoi

gnage d'affection est celui-ci : « O que je t'embrasserai, mon petit fanfan! » Il ne put l'embrasser que de son lit de mort.

Nous avons vu, dans ces lettres, un ami ou plutôt un père très bon, très aimant, affectueux à un degré extraordinaire, extraordinairement soucieux de la santé de son neveu, mais aussi de son perfectionnement moral; qui fait profession de l'aimer de l'amour le plus élevé, le plus désintéressé, le plus avide de sacrifice, qui s'y exerce, comme on le voit par tant d'exhortations qu'il adresse à lui-même autant qu'à son neveu; qui, par des encouragements, par des avis, par des reproches sans cesse répétés, instruit et forme ce jeune homme à la plus haute piété et à toutes les vertus privées et publiques, ce qui est tout un pour Fénelon, à tous les devoirs de son état, y compris le soin de sa fortune. Ces lettres sont les plus familières que Fénelon ait écrites; les surnoms de Tonton dans quelques-unes, de Fanfan dans presque toutes ne nous déplaisent pas; à peine nous font-ils sourire; ils nous touchent surtout; ils sont employés si à propos et ils expriment tant de dévouement pour ce jeune homme, pour cet homme fait, qu'on considère et qu'on traite toujours comme le petit enfant tout récemment venu de Manot à Cambrai! Fénelon, qui avait beaucoup d'esprit, n'en a guère mis dans ces lettres; il y a

mis surtout du cœur. Les lettres à Destouches étaient parsemées de mots gais; celles-ci sont pleines de mots touchants. Il n'y a pas dans toute la correspondance de Fénelon de lettres plus émouvantes, où Fénelon s'adresse plus sûrement au cœur, où la délicatesse de cœur se montre, s'épanouisse plus librement et plus pleinement que la plupart des lettres au marquis de Fénelon; il n'y en a pas non plus où les sentiments soient plus élevés et plus purs, où la doctrine de Fénelon en piété et en amitié s'étale avec plus de complaisance. Nous avons vu, ou du moins nous avons entrevu, non sans regret de ne pas le connaître davantage, un jeune homme élevé par Fénelon plus complètement que le duc de Bourgogne, très vertueux déjà à son entrée dans la vie et au début de cette correspondance, que cette correspondance avait pour but et eut pour résultat de rendre plus vertueux; très confiant à l'égard de son oncle, très docile, appelant les avis et les reproches, y conformant sa conduite; un vrai soldat ', brave, énergique sur le champ de bataille et dans un camp, comme

1. Une lettre écrite au ministre de la guerre le lendemain de la bataille de Raucoux raconte ses derniers moments. Il n'a parlé qu'à moy dans le moment qu'on le transportoit du champ de bataille à une maison voisine. Il prévoyoit sa mort et m'a chargé de vous mander qu'il n'avoit pas le temps de vous écrire parce que sa fin était prochaine, qu'il vous supplioit de représenter au Roy, qu'il l'avoit toujours servy avec fidélité, qu'il mouroit en faisant son devoir... » (Arch. hist., guerre, Reg. 3140; cité par M. J. Durieux p. 342). M. J. Durieux cite aussi, p. 327, cet extrait du Précis du siècle de Louis XV: Blessé au pied depuis quarante ans, il alla sur les retranchements ennemis à cheval. Il cherchait la mort et il la trouva. Son extrême dévotion augmentait encore son intrépidité. Il pensait que l'action la plus agréable à Dieu était de mourir pour son roi.

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