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votre cœur? Qu'y a-t-il de plus méprisable qu'un goût si corrompu?... Qu'y a-t-il de plus méprisable que votre cœur, cœur de boue, toujours appesanti vers la terre, toujours incapable de sentir les grâces de Dieu '. >> << Que vous dirai-je, mon très cher monsieur, sinon qu'étant un parfaitement honnête homme à l'égard du monde, vous n'êtes pour Dieu qu'un vilain ingrat 2. » La direction morale de Fénelon n'est-elle pas trop exigeante et ne mène-t-elle pas au découragement? C'est ce que tendraient à faire croire certains conseils qui paraissent un correctif à ces reproches : « Vous ne devez pas être surpris de vous trouver si tiède, si dissipé et si fragile... Il ne faut point être étonné ni découragé de vos fautes 3. » — « Rien que deux mots, monsieur, pour vous conjurer de ne vous étonner point de vos faiblesses, ni même de vos ingratitudes envers Dieu après tant de grâces reçues *. »

5

Ces infidélités monstrueuses étaient bien légères en comparaison du premier état, de celui qui avait précédé ce commerce épistolaire. Le vidame sentait ces infidélités; il en souffrait; du milieu de l'armée, en pleine campagne, il envoyait à Fénelon des descriptions de son intérieur si exactes, et si émues aussi, qu'elles l'affligeaient et l'attendrissaient. Cet homme si honnête à l'égard du monde et si ingrat pour Dieu commençait à devenir un vrai

1. 15 octobre 1708. (Œuvres, t. 7, p. 280).

2. 23 février 1710. (Id., t. 7, p. 306).

3. 4 avril 1709. (Id., t. 7, p. 287).

4. 10 février 1710. (Id., t. 7, p. 304).

5. 15 octobre 1708. (Id., t. 7, p. 280).

chrétien par la conscience et par le cœur. Une lettre du 25 mars 1711', marque nettement un nouveau progrès dans la vie intérieure et comme l'entrée dans un nouvel état : « Je ne doute nullement, monsieur, lui dit Fénelon, que les avertissements que vous croyez recevoir depuis deux ans dans le fond de votre cœur, ne viennent de Dieu et ne soient des grâces très précieuses. Plus on avance vers Dieu, plus Dieu prend possession de nous, pour nous avertir, reprendre et corriger en chaque occasion... Cette conscience devient plus délicate, et plus jalouse pour Dieu contre nous, à mesure que Dieu y est plus écouté, et que son amour augmente 2. » Cette âme que Fénelon désirait si vivement conquérir est maintenant conquise; cette délicatesse extrême de conscience est l'effet et aussi la marque d'une grande piété et d'une grande vertu.

III

Maintenant que Fénelon, à force de conseils et de reproches, a fait arriver celte âme à peu près où il voulait, va-t-il la laisser en repos et jouir en paix de cette amitié désormais digne de lui? Ce serait mal le connaître. Nous l'avons vu jusqu'ici lutter sans relâche contre la fragilité, l'irrésolution, la dissipation, la mollesse, le goût des divertissements, la tiédeur; nous allons le voir désormais lutter surtout contre certains défauts de caractère qui peut-être

1. Euvres, t. 7, p. 338.

apparaissent maintenant avec plus d'évidence, ou que Fénelon a plus de loisir de combattre, le terrain étant comme déblayé d'autres défauts plus graves.

Cette délicatesse de conscience, cette piété doivent se manifester avant tout par le souci de la justice; la négligence à payer ses dettes est un défaut alors trop commun à la noblesse : « Songez à vos créanciers, qu'il ne faut ni laisser en hasard de perdre, si vous venez à manquer, ni faire attendre sans nécessité; car cette attente les ruine presque autant que le refus de les payer'. >> -« Retranchez toute dépense inutile, épargnez soigneusement un écu pour payer vos dettes, et pour soulager de pauvres créanciers qui souffrent 2.

>>

Ce conseil n'est d'ailleurs pas isolé et comme jeté au hasard au milieu d'autres conseils. Nous lisons immédiatement après ou avant : « Ménagez votre argent comme votre temps 3. » - « Appliquez-vous à vos affaires plutôt qu'aux horloges. La première machine pour vous est la composition de votre domestique, et le bon état de vos comptes. Prodigue de son argent, c'est un défaut que nous avons déjà rencontré chez le vidame; nous le savions aussi prodigue de son temps, curieux d'amusements; les amusements ont changé de nature; le vidame s'applique aux horloges dans ses temps de loisir. Fénelon lui dit ailleurs : «< Mais n'allez pas, faute d'ambition, vous enfoncer dans

1. 19 décembre 1709. (Euvres, t. 7, p. 301).
2. 15 novembre 1710. (Id., t. 7, p. 332).
3. 15 novembre 1710. (Id., t. 7, p. 332).

un cabinet pour mettre des machines en la place du monde et de Dieu même '. » La négligence à payer ses dettes serait donc un effet du mauvais état de ses comptes, lequel viendrait en partie de ce goût pour les horloges et les machines, bien peu d'accord avec son rang et son état.

Au fond, voilà le grave défaut du vidame : il a des goûts contraires à son rang et à son état; comme le duc de Bourgogne, avec qui il était si étroitement lié d'amitié, il aime trop la vie retirée, il fuit trop la société, il oublie trop que c'est un devoir pour lui de se faire voir, d'avoir des attentions pour autrui, même de faire sa cour et de soigner sa fortune. Fénelon, plus gentilhomme en cela que le vidame, va lui rappeler désormais presque dans chaque lettre à quoi l'oblige sa noblesse, tout comme il rappelait au duc de Bourgogne son devoir de prince et d'héritier de la couronne de France.

<< Faites honneur à la piété, en montrant qu'on peut la rendre aimable dans tous les emplois 2. » Voilà le grand principe, trop oublié par le vidame comme par le duc de Bourgogne. Ce n'est pas une piété de moine qu'il faut à un gentilhomme et à un grand seigneur. Il ne faut faire ni injustice, ni bassesse, ni tour faux pour parvenir. « Ce qu'on appelle un leste courtisan et un homme éveillé pour sa fortune est un homme bien odieux. >> Il faut demander avec modestie et noblesse les grades auxquels on a droit, quand son tour est venu; entre l'ambition et l'insouciance, il y a un milieu à tenir.

1. 23 février 1710. (Œuvres, t. 7, p. 307).

« Méritez sans mesure, demandez modestement, désirez très peu'. »

Tout à l'heure, c'était le goût pour les horloges et les machines qui le tenait enfoncé dans un cabinet, insouciant de son avancement; ce défaut prend une autre forme. Malade, il dicte, il écrit, il s'échauffe la tête et les reins, il veille irrégulièrement, il traite les affaires trop longuement, trop minutieusement; il apporte à des affaires privées, à des paperasses toute son intelligence curieuse du détail; il y dépense des forces qui trouveraient ailleurs, dans les affaires publiques et le service du roi, un bien meilleur et plus digne emploi. Il est étrange comme ce défaut ressemble à celui du père. Fénelon disait au duc de Chevreuse : « J'ai souvent remarqué que vous êtes toujours pressé de passer d'une occupation à une autre, et que cependant chacune vous mène trop loin. » Il lui reprochait l'esprit d'anatomie et d'exactitude outrée. Il lui recommandait l'esprit de brièveté. Il dit au vidame d'Amiens : << Prenez sobrement les affaires; embrassez-les sans vous noyer dans les détails, et coupant court avec une décision précise et tranchante sur chaque article 2. >> << Coupez court sur chaque affaire 3.

>>

<< Moins de raisonnements curieux, moins de paperasses, moins de détails et d'anatomies d'affaires... » C'est le même défaut exprimé presque dans les mêmes termes.

Seulement le duc de Chevreuse était arrivé où il

1. 23 février 1710. (Euvres, t. 7, pp. 306 et 307).

2. 13 septembre 1710. (Id., t. 7, p. 325).

3. 15 novembre 1710. (Id., t. 7, p. 332).

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