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villiers et de Chevreuse, pour la vivacité, la tendresse, le charme du sentiment et de l'expression, peut soutenir la comparaison avec les amitiés les plus célèbres. Elle a été de plus une source de vertu. Si le duc de Beauvilliers fut doux, modeste, égal, poli avec distinction..., d'un accès facile et honnête jusqu'aux plus petites gens, si le duc de Chevreuse possédait son âme en paix, s'il eut le cœur bon et tendre, si, jusqu'avec ses valets, il était doux, modeste, poli, selon le témoignage de Saint-Simon', qui use presque des mêmes épithètes pour exprimer les qualités de ces deux beaux-frères, si étroitement unis entre eux, en union avec Fénelon, n'est-ce pas à cette amitié d'espèce si rare qu'ils en ont été en grande partie redevables?

1. Saint-Simon, éd. Chéruel, VII, p. 146 et VI, p. 345.

CHAPITRE V

FÉNELON ET LE VIDAME D'AMIENS

L'amitié de Fénelon pour le duc de Chevreuse s'étendait à tout ce qui venait de lui, donc à ses enfants. Il écrivait, après la mort du duc de Chevreuse, au vidame d'Amiens', devenu duc de Chaulnes : « Je prie Dieu qu'il bénisse votre personne, celle de Madame la duchesse de Chaulnes, vos chers enfants, et tout ce qui vient de celui que je regretterai toujours 2. » Mais, dans la famille de son ami, Fénelon a aimé surtout le fils puîné du duc de Chevreuse, venu au premier rang par la mort de ses aînés, et qui fut connu sous le titre, d'abord de vidame d'Amiens, puis de duc de Chaulnes. Nous ne quittons donc pas la famille du duc de Chevreuse. Le vidame d'Amiens avait vingt-huit ans quand Fénelon lui adressa sa première lettre, le 22 octobre 1704, et il y avait entre Fénelon et le vidame une différence d'âge de vingt-cinq ans. Les rapports

1. Louis-Auguste d'Albert d'Ailly, d'abord vidame d'Amiens, puis ducde Chaulnes, cinquième fils du duc de Chevreuse; né le 20 dėcembre 1676; épousa le 21 juillet 1704, Marie-Anne Romaine de Beaumanoir, fille du marquis de Lavardin; mourut maréchal de France le 9 novembre 1744. (Cf. Œuvres, t. 10, p. 179).

de Fénelon avec le vidame ressemblent à ceux de Fénelon avec le duc de Bourgogne, avec la familiarité en plus, et surtout à ceux de Fénelon avec le chevalier Destouches. La correspondance avec le chevalier Destouches est charmante d'esprit, de gaieté, de verve; la correspondance avec le vidame est quelquefois spirituelle et gaie; mais le ton en est ordinairement sérieux; ce qui en fait le charme, c'est la délicatesse du cœur; elle n'est nulle part plus grande que dans ces lettres. Le vidame d'Amiens, dans la même profession que le chevalier Destouches, militaire comme lui, lui est bien supérieur en valeur morale. Le chevalier Destouches n'était qu'un aimable et honnête épicurien; le vidame d'Amiens est, ou du moins devient, au cours de cette correspondance, un vrai chrétien, digne de sa vertueuse famille, d'abord faible et hésitant entre la vie mondaine et relâchée et l'austérité et la pureté de la vie chrétienne, mais s'élevant peu à peu, grâce à Fénelon, jusqu'aux plus hauts degrés de la piété et de la vertu. Fénelon prend cette âme en plein amour-propre, amour du monde, de la vanité et du plaisir, et prétend la conduire jusqu'à l'amour de Dieu tel qu'il l'entend. Il l'aime d'abord malgré ses défauts, peut-être même à cause de ses défauts, parce qu'il a la passion de l'en corriger; puis, à cause de ses vertus; si bien que le duc de Chaulnes remplace son père auprès de Fénelon, quand le duc de Chevreuse vient à manquer.

I

de piété et de vertu de ses parents. « Vous êtes environné, lui dit-il un jour, d'un père et d'une mère qui servent Dieu de tout leur cœur1. » C'est à cela qu'il veut le faire arriver lui aussi.

Mais que ce jeune homme en est loin au début, en 1704! Il était engagé dans des liens, dans un esclavage dont nous ne connaissons pas bien la nature, les termes dont se sert Fénelon pour le rappeler étant trop généraux; il en fut délivré malgré lui, peut-être par la mort. « Dieu a eu une si grande pitié de votre faiblesse, qu'il vous a arraché ce que vous n'avez jamais eu le courage de lui donner. Il a fait tomber malgré vous ce qui était à craindre. Il a rompu vos liens... Vous avez été délivré malgré vous de votre esclavage; vos fers sont brisés 2. » Il était encore dans le feu des passions. Dans la première lettre, Fénelon tâche d'éveiller chez ce jeune étourdi la crainte de la mort brutale et subite du champ de bataille; l'occasion en est la mort du duc de Montfort, frère aîné du vidame d'Amiens, qui avait été blessé mortellement dans un combat près de Landau : « Vous avez vu de près dans un exemple si touchant la vanité et l'illusion du songe de cette vie... Vous auriez horreur de mourir comme ceux qu'on appelle honnêtes gens n'ont point honte de vivre; mais le torrent vous entraîne... Attendez-vous que vos passions soient épuisées pour les lui sacrifier?... Voulez-vous tenter l'horrible événement de ces morts précipitées où Dieu surprend les pécheurs ingrats et endurcis 3? » Voilà le point de départ de

1. 19 décembre 1709. (Euvres, t. 7, p. 300). 2. 9 février 1707. (Id., t. 7, p. 258).

cette œuvre de conversion et de sanctification. C'est une âme surtout faible; le mot reviendra à chaque instant dans cette correspondance, comme ceux de mollesse, de curiosité, d'amusement.

Faible, mou, curieux de divertissements, prodigue de son temps, amusé sans doute par des riens, il était aussi bon, vrai, aimable 1; ses défauts étaient ceux du « meilleur homme du monde »2; en rendant compte au duc de Chevreuse d'une visite qu'il a faite au vidame dans son camp, au Quesnoi, Fénelon lui dit : « J'ai fort parlé à M. le vidame d'une double économie pour le temps et pour l'argent. La curiosité lui fait faire une grande dépense de temps et l'inclination d'obliger tout le monde fait couler son argent un peu trop vite3. » Il était prodigue par excès de générosité, plus que par amour du plaisir.

Ce n'était pas non plus un esprit vulgaire. « Vous devez plus à Dieu qu'un autre, lui dit Fénelon, vous qui avez acquis beaucoup de connaissances très utiles, et qui avez l'esprit exercé aux réflexions les plus sérieuses*. » Pour les qualités de l'esprit et pour la culture d'esprit, il ressemblait donc à son père.

C'est avec ces qualités et ces défauts qu'il le prend, pour tâcher de l'élever jusqu'à la hauteur de piété et de vertu du duc et de la duchesse de Chevreuse, qui servaient Dieu de tout le cœur. Et cette amitié ressemblera à toutes celles que nous avons étudiées

1. Au duc de Chevreuse, 12 novembre 1706. (Œuvres, t. 7, p. 251). 2. Id., 24 octobre 1709. (Id., t. 7, p. 290).

3. Ibid.

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