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IV

Il y a une interruption de neuf ans dans cette correspondance'. Dans l'intervalle, l'élève est mort. Mais les leçons viennent encore de Cambrai jusqu'à l'ancien gouverneur. La dernière lettre est du 25 décembre 1712. Fénelon y signale encore à son ami ce défaut qui a fait le sujet de tant d'avertissements. La maladie, traitée depuis si longtemps, est incurable. Il le conjure, surtout maintenant, de ménager sa faible santé. Il lui recommande deux choses qui sont pour lui inséparables dans le traitement du scrupule le repos d'esprit et la gaieté, et aussi l'exercice du corps en plein air. « Je serais charmé si j'apprenais, dans la belle saison, que vous montassiez quelquefois à cheval pour vous promener autour de Vaucresson. » Voilà ce qui a trop manqué à ce gentilhomme si occupé d'affaires et surtout de la grande affaire de sa sanctification, et qui a vécu, comme son élève, trop concentré. Une dernière fois, il lui recommande la largeur. « Dieu vous conserve et vous donne un cœur large par simplicité et par abandon; cette largeur même contribuera à votre santé 2. »

Cette amitié, prodigue de conseils et de reproches, a été une amitié très tendre, quoique pure. Le bon duc était au premier rang de ceux qu'il était fâché de ne plus voir, comme il le lui disait, l'année même

1. Du 4 novembre 1703 au 25 décembre 1712.

de la condamnation de son livre. « Pour le reste, je suis ravi d'en être bien loin; j'en chante le cantique de délivrance'. » Il lui disait un autre jour : « Pour moi, je ne vois rien, et ne veux rien voir que Dieu, qui est tout, et les hommes rien. C'est dans notre tout, mon bon duc, que je serai tout dévoué à vous et aux vôtres jusqu'à la mort 2. » A mesure qu'il approchait lui-même de la mort, et qu'il se détachait davantage des choses d'ici-bas, il semble que son cœur devienne plus affectueux. Dans l'intervalle de ces neuf années qui séparent les deux dernières lettres, que d'événements tristes s'étaient passés! Mort de l'abbé de Langeron, mort de la duchesse de Bourgogne, mort du duc de Bourgogne, mort du duc de Chevreuse; ce sont autant de plaies au cœur de Fénelon. La perte de tant de personnes chères lui rend plus chères celles qui survivent. Dans cette dernière lettre de la fin de 1712, l'année de la mort du duc de Bourgogne et du duc de Chevreuse, il dit au duc de Beauvilliers : « Que ne donnerais-je point pour votre conservation! J'ai le cœur toujours malade depuis la perte irréparable du P. P. Celle du cher tuteur [le duc de Chevreuse] a rouvert toutes mes plaies. Dieu soit béni. Adorons ses desseins impénétrables 3. » La mort du duc de Beauvilliers, qui ne précéda la sienne que de quelques mois, ouvrit une autre plaie. La mort est la grande épreuve qui fait juger du degré de l'amitié. « La maladie de M. le duc de Beauvilliers, écrit-il au duc de Chaulnes, me serre le cœur. » Mais il ajoute : « La volonté de Dieu soit

1. 30 novembre 1699. (Euvres, t. 7, p. 219).

2. 27 janvier 1703. (Id., t. 7, p. 240).

faite aux dépens de nous et de tous ceux que nous aimons le plus '. » La douleur est le grand moyen de purifier l'amour; Fénelon transforme en actes très beaux de désintéressement et de pur amour la douleur de l'amitié menacée ou frappée par la mort. D'ailleurs, la mort ne parvient pas à détruire une amitié de cette nature; elle persiste par delà le tombeau; elle reste tendre jusque par delà. Les lettres de consolation qu'il écrivit à la bonne petite duchesse, après la mort de son mari, sont d'une grande beauté, parce qu'elles sont toutes pleines du sentiment le plus vif à la fois, et le plus épuré de toute espèce d'amour-propre terrestre. « Non, il n'y a que les sens qui aient perdu leur objet. Celui que nous ne pouvons plus voir est plus que jamais avec nous. Nous le trouvons sans cesse dans notre centre commun... Pour moi, qui étais privé de le voir depuis tant d'années, je lui parle, je lui ouvre mon cœur, je crois le trouver devant Dieu; et quoique je l'aie pleuré amèrement, je ne puis croire que je l'aie perdu 2. » Il y a, dans cette amitié d'outre-tombe, quelque chose de rare et de singulièrement émouvant; c'est bien l'amitié pure et détachée, au sens le plus complet, et pourtant elle s'exprime avec autant de vivacité que si son objet était présent et qu'elle y trouvât son plaisir. Elle souffre, elle pleure, elle jette les hauts cris, quand cet objet disparaît par la mort; puis elle se transforme; car « on se pleure en pleurant les personnes qu'on regrette »; on pleure son plaisir; c'est la dernière forme de l'amour-propre ;

2. A la duchesse de Beauvilliers, 5 décembre 1714. (Id., t.7, p. 390).

il faut s'en purifier. «On peut être en peine pour les personnes qui ont mené une vie mondaine; mais pour un véritable ami de Dieu, qui a été fidèle et petit, on ne peut voir que son bonheur... '. » Ne penser qu'à son ami défunt, à sa peine ou à son bonheur, en s'oubliant soi-même, ne penser qu'au bonheur d'un ami tel que le duc de Beauvilliers, sans songer que sa perte est pour nous une privation, lui parler, se confier à lui, l'aimer, comme s'il était vivant, l'aimer mieux que quand il était vivant, sans le souci de ses infirmités dont il fallait tâcher de le soulager et de le guérir, puisque maintenant il ne les a plus 2 voilà le dernier effort de cette amitié, toute proche elle-même de la mort.

Cette amitié fut donc de la plus haute qualité et l'une de celles qui réalisèrent le mieux le haut idéal de Fénelon.

V

Le duc de Chevreuse est aussi pleinement que le duc de Beauvilliers l'ami de Fénelon. Mais il a sur lui l'avantage d'être mieux connu de nous par la correspondance.

Une grande partie de cette correspondance est assez étrangère à l'amitié. Sur plus de quatre-vingts lettres, il y en a une soixantaine qui ont pour sujet non seulement la liaison de Fénelon avec le duc de Chevreuse, mais surtout et presque uniquement les

1. Euvres, t. 7, p. 391.

affaires de l'État, affaires religieuses, et même affaires civiles et militaires, où son zèle, de citoyen et de patriote, d'évêque ennemi des Jansénistes, de précepteur du duc de Bourgogne, vivement intéressé à ce que le prince pensât juste et voulût le bien du pays, a été parfois, avouons-le, excessif et in discret'.

Dans ces lettres, dont quelques-unes ne sont guère que de longs mémoires sur les affaires publiques, il est tenu à une prudence extrême; c'est une correspondance qui craint d'être interceptée. Fénelon demande un jour quatre mots de style énigmatique et d'écriture chicaneuse, pour être bien renseigné sur les sentiments du duc de Bourgogne, relativement au jansénisme 2. Ils ont une écriture chicaneuse, et même une écriture de faussaire, à leur disposition, pour se transmettre des secrets. « Je vous mandai hier toutes mes imaginations sur la

1. Voir pour le zèle contre le parti janséniste, en particulier, lettres du 6 mars 1711 (O que je voudrais la paix, afin qu'on pût l'abattre), Euvres, t. 7, p. 336; du 2 juin 1702, sur la disgrâce d'un vicaire-général, suspect de jansénisme, id., p. 242; du 3 décembre 1711, sur un coup d'autorité contre le P. Quesnel et le cardinal de Noailles, id., p. 365. — Voir sur les nominations des évèques, lettres du 10 décembre 1709, id., p. 299; du 7 janvier 1710, id., p. 302: sur l'élection d'un premier président, lettre du 24 août 1711, id., p. 352. Il y a, sur la guerre, de la fin de l'année 1706 jusqu'à la fin de cette correspondance, 18 juin 1712, une trentaine de lettres; voir, en particulier, les notes sur les généraux, où il se montre si sévère pour Villars: 20 mars 1710, id., p. 310; 7 avril 1710, id., p. 311; 8 juillet 1710, id., p. 230; 19 septembre 1711, id., p. 359; 11 janvier 1712, id., p. 370. Fénelon craignait tant une défaite et avait si peu de confiance en Villars que, si on avait suivi ses conseils, la bataille de Denain n'aurait pu avoir lieu. On voudrait qu'il laissât plus d'initiative à ceux qui sont chargés des affaires.

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