Page images
PDF
EPUB

la mort me consolerait 1. » Et il semble qu'on ne puisse guère aller plus loin. Voici qui est plus fort et plus éloquent encore : « Pour moi, je suis dans une paix sèche, obscure et languissante... Je me méprise encore plus que le monde; je mets tout au pis-aller; et c'est dans le fond de ce pis-aller pour toutes les choses d'ici-bas que je trouve la paix 2. >> La tristesse à ce degré s'appelle d'un nom moderne le pessimisme; Fénelon, sans le savoir, vient d'en donner la définition.

4

Les lettres de Fénelon donnent donc raison à Le Dieu et font comprendre qu'il ait pu le trouver si mortifié. Dans cette mortification, dans cette tristesse, le tempérament était sans doute pour une part; la fatigue aussi3. « J'ai à visiter sept cent soixante et quatre villages », dit-il dans une lettre à Destouches. Il était accablé de confirmations. Et d'ailleurs, depuis la condamnation de son livre, il avait la peste, comme il disait en souriant tristement; « Quand on a la peste, on craint de la donner à ceux qu'on aime ». Il n'était plus à la mode: « C'est le pur amour que d'aimer les gens qui ne sont plus à

[ocr errors]

1. Euvres, t. 8, p. 599.

2. Id., t. 8, p. 625.

3. Le bourgeois de Cambrai, contemporain de Fénelon, dont nous avons cité déjà un mot, parle dans ses Mémoires chronologiques de ce zèle dévorant qui abrégea les jours de Fénelon: Outre les discours qu'il faisait, les jours de grandes fêtes, dans la métropole, il faisait, tous les dimanches de carême, une instruction dans l'église de S. Nicolas. Il était éloquent et rempli d'onction, mais on avait peine à l'entendre à cause qu'il parlait du nez; il était d'une taille assez grande, fort maigre, ayant les yeux noirs et très perçants... Son étude continuelle et sa trop grande application abrégèrent ses jours (Op. cit., p. 32).

D

4. Euvres, t. 8, p. 233.

la mode', » disait-il au comte de Gramont qui avait eu le courage de ne pas rougir de lui à Marly devant les courtisans. Se consola-t-il jamais d'avoir vu condamner un livre, mais surtout une doctrine qui lui tenait tant à cœur? Il faisait même l'anniversaire de cette grande douleur de sa vie. En invitant Madame de Montberon à une messe qu'il veut célébrer en l'honneur de saint François de Sales, le 29 janvier 1701, il dit : « Il m'a donné le jour de sa fête les prémices de mes plus grandes croix. Ce fut ce même jour, il y a précisément quatre ans, que mon livre fut publié. Je dois faire de bon cœur l'anniversaire de ce jour crucifiant pour moi2. >> A cette doctrine, il avait tout sacrifié, sa fortune et son bonheur, même la tranquillité et la joie de sa conscience. La vie de Fénelon fut une poursuite continuelle d'un idéal si beau et si élevé qu'il est presque insaisissable, mais sûrement irréalisable, sinon à certains moments très courts et pour une toute petite élite d'âmes très distinguées.

Pour lui, en particulier, ce fut une chose difficile. Cette doctrine très haute et très austère était chez lui en lutte avec un des tempéraments les plus affectueux qu'il y ait eu; cet homme d'une gaieté débordante était triste, jusqu'à appeler la mort comme une consolation; cet homme sec et tranchant n'était pas seulement «< assez tendre dans le fond », comme il disait à Madame de Maintenon, mais extraordinairement tendre. La correspondance, si d'autres preuves manquaient, pourrait certes témoigner de cette extraordinaire bonté affectueuse.

1. Euvres, t. 8, p. 625.

2. Id., t. 8, p. 628.

Cet évêque gentilhomme a eu l'orgueil de son nom; certaines lettres à son frère, le comte de Fénelon ', certaines lettres au « généalogiste des ordres du roi »>, Clairambault 2, le prouvent assez; rien de plus naturel, rien de plus légitime; mais il a eu du cœur, un cœur plein de pitié et de tendresse pour les petits et les humbles. On n'est peut-être pas très surpris, mais on est charmé de voir l'archevêque-duc de Cambrai s'intéresser de loin à une pauvre femme de son pays qui l'a servi enfant, et de trouver, dans une lettre au marquis de Fénelon qui était allé revoir sa famille en Périgord, ce menu détail : « Sachez, je vous prie, si ma nourrice est vivante ou morte, et si elle a touché quelque argent de moi par la voie de notre petit abbé 3. » On est charmé de le voir s'occuper, à plusieurs reprises et assez longuement, d'un pauvre domestique malade, le chef de cuisine Mambrun. « Je sais à n'en pouvoir douter, dit-il dans une de ses lettres, que sa peine serait extrême, s'il arrivait ici un homme qui ressemblât à un successeur. Ce coup serait capable de le faire retomber dans l'extrémité d'où il n'est sorti qu'à demi... *. » Son intuition, sa finesse de psychologue vient ici en aide à sa bonté; il soupçonne par le cœur ce que son neveu ne soupçonnait pas ou qui le laissait indifférent, et il défend ce pauvre convalescent contre l'esprit pratique de l'abbé de Beaumont. Même dans l'état de gêne extrême où il se

1. Euvres, t. 7, p. 405.

2. Id., t. 7, pp. 672, 674, 675; t. 8, p. 33.

3. Id., t. 8, p. 482.

4. Id., p. 420.

5. Nous avons retrouvé un témoignage, de la main même de

trouvait à Versailles, étant précepteur des enfants de France, quand il était sur le point de congédier presque tous ses domestiques, s'il ne recevait promptement quelque secours ', l'abbé de Fénelon qui avait << beaucoup de naissance et peu de biens2 »>, ne perdait pas le souci des pauvres; il écrivait : << Faites en sorte qu'on m'envoie tout l'argent qu'on pourra, après avoir néanmoins pourvu aux aumônes les plus pressées; car j'aimerais mieux à la lettre vivre de pain sec que d'en laisser manquer jusqu'à l'extrémité les pauvres de mon bénéfice3. » Encore simple abbé, il écrit à un fils de Colbert, devenu archevêque de Rouen, qui avait la passion des constructions luxueuses et qui voulait, comme un parvenu, embellir des maisons qui avaient paru belles à tant de cardinaux et de princes, même du sang : << Souvenez-vous, Monseigneur, que vos revenus ecclésiastiques sont le patrimoine des pauvres, que ces pauvres sont vos enfants, et qu'ils meurent de tous côtés de faim. Je vous dirai, comme dom Barthélémi des Martyrs disait à Pie IV qui lui montrait ses bâtiments: Dic ut lapides isti panes fiant*. » C'est, en partie, la pitié pour les pauvres qui a inspiré et dicté la lettre si dure à Louis XIV. Direc

(Archives départementales du Nord, liasse Fénelon). Ces quelques lignes sans importance littéraire peuvent être ajoutées aux lettres que nous signalons pour témoigner de la bonté de Fénelon.

1. Voir les lettres à la marquise de Laval, sa cousine. (Œuvres, t. 7, pp. 396, 399, 402).

2. Lettre du duc de Bourgogne au pape Innocent XII, demandant ⚫ le gratis ⚫ pour les bulles de Fénelon, nommé archevêque de Cambrai. (Euvres, t. 7, p. 514).

3 Id., t. 7, p. 402.

4. Id., t. 8, p. 442.

teur des missions de Saintonge, il a su donner à Seignelay et par lui au roi des conseils de modération, de douceur et de bonté qui étaient d'abord des reproches'; les Dragonnades, les conversions à main armée ne sont pas de son goût; il souhaite qu'on fasse trouver aux Protestants « quelque douceur de vie » en France, pour leur ôter « la fantaisie d'en sortir 2 il blâme la conduite des Jésuites de Marennes, « quatre têtes de fer, qui ne parlent aux nouveaux convertis pour ce monde que d'amende et de prison, et pour l'autre que du diable et de l'enfer3» Sans doute cette bonté et cette douceur intelligentes eurent parfois des défaillances; mais ce sont les fautes des circonstances et du temps bien plus que du caractère.

Bon, tendre, il l'était au plus haut point pour les enfants; l'amour des enfants est une des formes charmantes de sa sensibilité. Il était le treizième enfant d'une famille de quinze enfants; il a eu une quantité innombrable de neveux et de petits-neveux, « tout mon nombreux népotisme », dit-il dans une lettre à Destouches. De 1695 à 1715, son palais ne fut presque jamais vide d'enfants; une génération remplaçait l'autre; c'était la gaieté, la vie bruyante et charmante de cette grande maison épiscopale. « Je voudrais qu'elle eût autant de santé que

1. Voir par exemple: Euvres, t. 7, p. 195.

2. Ibid.

3. A la duchesse de Beauvilliers, 16 janvier 1686, (Lettres inédites de Fénelon, par l'abbé V. Verlaque, p. 9).

4. Cf. Euvres, t. 7, p. 493; Lettres inédites, par l'abbé Verlaque, p. 29, 34, 35. Cf. aussi : Revue politique et littéraire (31 octobre 1874); article de M. Gazier qui critique et corrige les Lettres inédites

« PreviousContinue »