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dit à Mme de Coulanges que Mme de Maintenon lui faisait garder un siège auprès d'elle; vous voyez quel honneur. Pour vous, madame, me dit-il, vous pouvez choisir; je me mis avec Mme de Bagnols au second banc derrière les 5 duchesses. Le maréchal de Bellefonds vint se mettre, par choix, à mon côté droit, et devant c'étaient Mmes d'Auvergne, de Coislin et de Sully; nous écoutâmes, le maréchal et moi, cette tragédie avec une attention qui fut remarquée, et de certaines louanges sourdes et bien 10 placées, qui n'étaient peut-être pas sous les fontanges1 de toutes les dames. Je ne puis vous dire l'excès de l'agrément de cette pièce; c'est une chose qui n'est pas aisée à représenter, et qui ne sera jamais imitée: c'est un rapport de la musique, des vers, des chants, des personnes, si par15 fait et si complet, qu'on n'y souhaite rien; les filles qui

font des rois et des personnages sont faites exprès; on est attentif, et on n'a point d'autre peine que celle de voir finir une si aimable pièce; tout y est simple, tout y est innocent, tout y est sublime et touchant; cette fidélité de 20 l'histoire sainte donne du respect; tous les chants convenables aux paroles, qui sont tirées des Psaumes et de la Sagesse, et mis dans le sujet, sont d'une beauté qu'on ne soutient pas sans larmes; la mesure de l'approbation qu'on donne à cette pièce, c'est celle du goût et de l'at25 tention. J'en fus charmée, et le maréchal aussi, qui sortit de sa place pour aller dire au roi combien il était content, et qu'il était auprès d'une dame qui était bien digne d'avoir vu Esther. Le roi vint vers nos places; et, après avoir tourné, il s'adressa à moi et me dit: «Madame,

1 Une sorte de coiffure lancée par Mlle de Fontanges, «un nœud de ruban que les femmes portent sur le devant de leur coiffure et un peu au-dessus du front.» (Dictionnaire de Trévoux.)

Moi, sans

je suis assuré que vous avez été contente.»> m'étonner, je répondis: «Sire, je suis charmée, ce que je sens est au-dessus de mes paroles.» Le roi me dit: «Racine a bien de l'esprit.» Je lui dis: «Sire, il en a beaucoup; mais, en vérité, ces jeunes personnes en ont beaucoup 5 aussi; elles entrent dans le sujet comme si elles n'avaient jamais fait autre chose.-Ah! pour cela, reprit-il, il est vrai.» Et puis Sa Majesté s'en alla et me laissa l'objet de l'envie; comme il n'y avait quasi que moi de nouvelle venue le roi eut quelque plaisir de voir mes sincères ad- 10 mirations sans bruit et sans éclat. M. le prince et Mme la princesse vinrent me dire un mot; Mme de Maintenon, un éclair, elle s'en allait avec le roi; je répondis à tout, car j'étais en fortune.

Nous revinmes le soir aux flambeaux; je soupai chez 15 Mme de Coulanges...

III. MADAME DE MAINTENON

1635-1719

[Portrait de Mme de Maintenon, à vingt-trois ans, par Mlle de Scudéry, dans Clélie: —«Lyrianne - c'est le nom qu'on lui prêteétait grande et de belle taille mais de cette grandeur qui n'épouvante point et qui sert seulement à la bonne mine. Elle avait le teint uni et fort beau, les cheveux d'un chatain clair et très agréables, le nez très bien fait, la bouche bien taillée, l'air noble, doux, enjoué et modeste, et pour rendre sa beauté plus parfaite et plus éclatante, elle avait les plus beaux yeux du monde. Ils étaient noirs, brillants, doux, passionnés, et pleins d'esprit; leur éclat avait je ne sais quoi qu'on ne saurait exprimer; la mélancolie douce y paraissait quelquefois avec tous les charmes qui la suivent presque toujours; l'enjouement s'y faisait voir à son tour avec tous les attraits que la joie peut inspirer, et l'on peut assurer après sans mensonge que Lyrianne avait mille appas inévitables. Au reste son esprit était fait exprès pour sa beauté, c'est à dire, il était grand, agréable et

bien tourné; elle parlait juste et naturellement, de bonne grâce et sans affectation; elle savait le monde et mille choses dont elle ne se souciait pas de faire vanité. Elle ne faisait pas la belle quoiqu'elle le fût infiniment, de sorte que, joignant les charmes de sa vertu à ceux de sa beauté et de son esprit, on pouvait dire qu'elle méritait sa fortune.>>

Portrait de Mme de Maintenon, à cinquante ans, d'après les Mémoires des Dames de Saint-Cyr. «Elle avait le son de voix le plus agréable, un ton affectueux, un front ouvert et riant, le geste naturel de la plus belle main, des yeux de feu, les mouvements d'une taille libre si affectueuse et si régulière qu'elle effaçait les plus belles de la cour. Le premier coup d'œil était imposant et comme voilé de sévérité; le sourire et la voix ouvraient le nuage.»>]

1. Sur la réforme de Saint-Cyr

(Lettre à Mme de Fontaines, maîtresse générale
des classes, 20 septembre 1691)

[La Maison royale de Saint-Louis, ou École de Saint-Cyr, fondée en 1685 par Mme de Maintenon, était destinée à recevoir comme «pensionnaires du roi» des jeunes filles nobles mais indigentes. Il y avait 80 personnes préposées à l'éducation des 250 «demoiselles»; celles-ci étaient séparées suivant les âges (de 7 à 20 ans), en quatre classes, et les classes distinguées par la couleur d'un ruban attaché sur la robe d'uniforme, qui était noire. La classe rouge comprenait 56 élèves au-dessous de 10 ans; la classe verte, 56, de 11 à 13 ans; la classe jaune, 65, de 14 à 16 ans; la classe bleue, 73, de 17 à 20 ans. Chaque classe était partagée en 5 ou 6 bandes, ou familles de 8 ou 10 élèves groupées d'après le degré de leur instruction. En sortant elles recevaient une dot de 1000 écus sur la cassette royale.

Il y a deux périodes dans l'histoire de l'école; celle précédant les représentations de Racine (Esther, 1689, Athalie 1691); et celle d'après. (Voir lettre de Mme de Sévigné sur la représentation d'Esther p. 371.) Dans la première période, on n'hésite pas à développer les talents mondains des demoiselles de Saint Louis; c'était une sorte d'Hôtel de Rambouillet pour les jeunes filles. Le vrai Saint-Cyr, celui dont le souvenir est resté, date d'après. La vanité que les applaudissements de la cour aux représentations de R cine avaient laissé voir chez les jeunes élèves, alarma Mme de Maintenon. Elle conçut aussitôt le plan d'une réforme énergique, choisit un

nouveau directeur, remplaça des maîtresses, écarta les lectures mondaines, imposa même un uniforme plus simple. La nouvelle discipline finit par prévaloir après quelque opposition; elle proscrivait le luxe, mais n'imposait aucune privation. Mme de Maintenon chercha avant tout à être «raisonnable.» Elle écrivait: «Vous savez que ma folie est de faire entendre raison à tout le monde.» Et Louis XIV disait, en s'adressant à elle: «Consultons la Raison. Qu'en pense Votre Solidité?»]

La peine que j'ai sur les filles de Saint-Cyr ne se peut réparer que par le temps et par un changement entier de l'éducation que nous leur avons donnée jusqu'à cette heure; il est bien juste que j'en souffre, puisque j'y ai contribué plus que personne, et je serai bien heureuse si 5 Dieu ne m'en punit pas plus sévèrement. Mon orgueil s'est répandu par toute la maison, et le fond en est si grand qu'il l'emporte même par-dessus mes bonnes intentions. Dieu sait que j'ai voulu établir la vertu à Saint-Cyr; mais j'ai bâti sur le sable. N'ayant point ce qui seul peut faire 10 un fondement solide, j'ai voulu que les filles eussent de l'esprit, qu'on élevât leur cœur, qu'on formât leur raison; j'ai réussi à ce dessein: elles ont de l'esprit, et s'en servent contre nous; elles ont le cœur élevé, et sont plus fières et plus hautaines qu'il ne conviendrait de l'être aux plus 15 grandes princesses; à parler même selon le monde, nous avons formé leur raison, et fait des discoureuses présomptueuses, curieuses, hardies. C'est ainsi que l'on réussit quand le désir d'exceller nous fait agir. Une éducation simple et chrétienne aurait fait de bonnes filles 20 dont nous aurions fait de bonnes femmes et de bonnes religieuses, et nous avons fait de beaux esprits, que nousmêmes, qui les avons formés, ne pouvons souffrir; voilà tout notre mal, et auquel j'ai plus de part que personne.. Venons au remède, car il ne faut pas se décourager; j'en 25

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ai déjà proposé à Balbien,1 qui vous paraîtront peutêtre bien petits; mais j'espère, avec la grâce de Dieu, qu'ils ne seront pas sans effets. Comme plusieurs petites choses fomentent l'orgueil, plusieurs petites le détruiront.

Nos filles ont été trop considérées, trop caressées, trop ménagées; il faut les oublier dans leurs classes, leur faire garder le règlement de la journée, et leur peu parler d'autre chose. Il ne faut point qu'elles se croient mal avec moi; 10 ce n'est point leur affliction que je demande; j'ai plus de tort qu'elles; je désire seulement réparer par une conduite contraire le mal que j'ai fait. Les bonnes filles m'ont plus fait voir l'excès de fierté qu'il faut corriger que n'ont fait les mauvaises, et j'ai été plus alarmée de voir la gloire et 15 la hardiesse de Mlles de *** et de *** que de tout ce que

l'on m'a dit des libertines de la classe. Ce sont des filles de bonne volonté qui veulent être religieuses, et qui, avec ces intentions, ont un langage et des manières si fières et si hautaines, qu'on ne les souffrirait pas à Versailles 20 aux filles de la première qualité.

Vous voyez par là que le mal est passé en nature, et qu'elles ne s'en aperçoivent pas. Priez Dieu et faites prier pour qu'il change leurs cœurs, et qu'il donne à toutes l'humilité; mais, madame, il ne faut pas beaucoup 25 en discourir avec elles. Tout, à Saint-Cyr, se tourne en discours; on y parle souvent de la simplicité, on cherche à la bien définir, à la bien comprendre, à discerner ce qui est simple et ce qui ne l'est pas; puis, dans la pratique,

1 Mlle Balbien était une femme de confiance particulièrement entendue dans les questions d'administration domestique. Mme de Maintenon l'avait chargée de modifier l'uniforme des demoiselles de Saint-Cyr.

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