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gaillard: voilà qui est d'un sang-froid qui me fait souvenir d'Oronte, prince des Messagètes.1 . . . Depuis ce premier combat, il n'a été question que de villes rendues, de députés qui viennent demander la grâce d'être reçus au nombre des sujets nouvellement conquis par sa 5 majesté.

N'oubliez pas d'écrire un petit mot à la Troche,2 sur ce que son fils s'est distingué dans ce passage de rivière; on l'a loué devant le roi, comme un des plus hardis. Il n'y a nulle apparence qu'on se défende contre une armée si 10 victorieuse. Les Français sont jolis assurément; il faut que tout leur cède pour les actions d'éclat et de témérité: enfin il n'y a plus de rivière présentement qui serve de défense contre leur excessive valeur...

7. Cancans de la cour du grand roi

(Lettre à Mme de Grignan, 5 février 1674)

Il y a aujourd'hui3 bien des années, ma fille, qu'il vint au monde une créature destinée à vous aimer préférablement à toutes choses; je prie votre imagination de n'aller ni à droite ni à gauche;

Cet homme-là, Sire, c'était moi-même.1

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Il y eut hier trois ans que j'eus une des plus sensibles 20 douleurs de ma vie. Vous partîtes pour la Provence, où vous êtes encore; ma lettre serait longue, si je voulais vous expliquer toutes les amertumes que je sentis, et que

1 Oronte, prince des Messagètes tribu nomade de l'est de la mer Caspienne qui vainquit et tua le Grand Cyrus.

2 Mme de la Troche. Voir lettre du 4 avril 1671.

3 Le 5 février 1626, jour de naissance de Mme de Sévigné. ♦ Vers de Marot dans une célèbre Épître à François 1o.

j'ai senties depuis en conséquence de cette première. Mais revenons: je n'ai point reçu de vos lettres aujourd'hui, je ne sais s'il m'en viendra; je ne le crois pas, il est trop tard: j'en attendais cependant avec impatience; je voulais ap5 prendre votre départ d'Aix, afin de pouvoir supputer un

peu juste votre retour; tout le monde m'en assassine, et je ne sais que répondre. Je ne pense qu'à vous et à votre voyage: si je reçois de vos lettres, après avoir envoyé celle-ci, soyez en repos: je ferai assurément tout ce que Io vous me manderez. Je vous écris aujourd'hui un peu plus tôt qu'à l'ordinaire . . .

Le père Bourdaloue1 fit un sermon le jour de NotreDame, qui transporta tout le monde; il était d'une force à faire trembler les courtisans; jamais prédicateur évangé15 lique n'a prêché si hautement, ni si généreusement les vérités chrétiennes: il était question de faire voir que toute puissance doit être soumise à la loi, à l'exemple de Notre-Seigneur, qui fut présenté au temple; enfin, ma fille, cela fut porté au point de la plus haute perfection, 20 et certains endroits furent poussés comme les aurait poussés l'apôtre Saint-Paul.

L'archevêque de Reims revenait hier fort vite de Saint-Germain, c'était comme un tourbillon: il croit bien être grand seigneur; mais ses gens le croient encore plus 25 que lui. Ils passaient au travers de Nanterre, tra, tra, tra; ils rencontrent un homme à cheval, gare, gare: ce pauvre homme veut se ranger; son cheval ne veut pas; et enfin le carrosse et les six chevaux renversent cul pardessus tête le pauvre homme et le cheval, et passent par

1 Grand prédicateur de la cour, considéré de son temps comme plus éloquent que Bossuet même (1632–1704).

2 Frère de Louvois.

dessus, et si bien par-dessus que le carosse en fut versé et renversé: en même temps l'homme et le cheval, au lieu de s'amuser à être roués et estropiés, se relèvent miraculeusement, remontent l'un sur l'autre, et s'enfuient, et courent encore, pendant que les laquais de l'archevêque 5 et le cocher, et l'archevêque même se mettent à crier: «<Arrête, arrête ce coquin, qu'on lui donne cent coups.>> L'archevêque, en racontant ceci, disait: «Si j'avais tenu ce maraud-là, je lui aurais rompu les bras et coupé les oreilles.>>

ΙΟ

Je dînai, hier encore, chez Gourville1 avec Mme de Langeron, Mme de La Fayette, Mme de Coulanges, Corbinelli, l'abbé Têtu, Briole et mon fils; votre santé y fut célébrée, et un jour pris pour vous y donner à dîner. Adieu, ma très-chère et très-aimable; je ne puis vous 15 dire à quel point je vous souhaite. Je vous adresse encore cette lettre à Lyon, c'est la troisième: il me semble que vous devez y être ou jamais.2

8. Mort de la Rochefoucauld

(Lettre à Mme de Grignan, 17 et 20 mars 1680)

Quoique cette lettre ne parte que mercredi je ne puis m'empêcher de la commencer aujourd'hui, pour vous dire 20 que M. de La Rochefoucauld est mort cette nuit. J'ai la tête si pleine de ce malheur, et de l'extrême affliction de notre pauvre amie,3 qu'il faut que je vous en parle. Hier samedi, le remède de l'Anglais1 avait fait des merveilles; 1 Voir p. 363, note 3.

2 Mme de Grignan en route pour Paris, y arriva quelques jours après.

3 Mme de la Fayette. Voir note d'introduction, p. 343.

4 Talbot, médecin anglais, avait introduit en France l'usage du ⚫ quinquina.

toutes les espérances de vendredi, que je vous écrivais, étaient augmentées; on chantait victoire, la poitrine était dégagée, la tête libre, la fièvre moindre, des évacuations salutaires; dans cet état, hier à six heures il tourne à la 5 mort: tout d'un coup les redoublements de fièvre, l'oppression, des rêveries; en un mot, la goutte l'étrangle traîtreusement; et, quoiqu'il eût beaucoup de force et qu'il ne fût point abattu de saignées, il n'a fallu que quatre ou cinq heures pour l'emporter; et à minuit il a IO rendu l'âme entre les mains de M. de Condom.1 M. de Marsillac2 ne l'a point quitté d'un moment; il est dans une affliction qui ne peut se représenter: cependant il retrouvera le roi et la Cour; toute sa famille se retrouvera à sa place; mais où Mme de La Fayette retrouvera-t-elle 15 un tel ami, une telle société, une pareille douceur, un agrément, une confiance, une considération pour elle et pour son fils? Elle est infirme, elle est toujours dans sa chambre, elle ne court point les rues. M. de La Rochefoucauld était sédentaire aussi; cet état les rendait nécessaires l'un 20 à l'autre, et rien ne pouvait être comparé à la confiance et aux charmes de leur amitié. Songez-y, ma fille; vous trouverez qu'il est impossible de faire une perte plus considérable et dont le temps puisse moins consoler. Je n'ai pas quitté cette pauvre amie tous ces jours-ci; elle n'allait 25 point faire la presse parmi cette famille; en sorte qu'elle avait besoin qu'on eût pitié d'elle. Mme de Coulanges a très-bien fait aussi, et nous continuerons quelque temps encore aux dépens de notre rate, qui est toute pleine de tristesse. Voilà en quels temps sont arrivées vos jolies petites 30 lettres, qui n'ont été admirées jusqu'ici que de Mme de

1 Bossuet, alors évêque de Condom.

2 Fils de La Rochefoucauld.

Coulanges et de moi: quand le chevalier1 sera de retour, il trouvera peut-être un temps propre pour les donner; en attendant, il faut en écrire une de douleur à M. de Marsillac; il met en honneur toute la tendresse des enfants, et fait voir que vous n'êtes pas seule; mais, en vérité, vous 5 ne serez guère imitée. Toute cette tristesse m'a réveillée, elle me représente l'horreur des séparations, et j'en ai le cœur serré..

Mercredi 20 mars.

Il est enfin mercredi. M. de La Rochefoucauld est 10 toujours mort, et M. de Marsillac toujours affligé, et si bien enfermé, qu'on ne croirait pas qu'il songe à sortir de cette maison. La petite santé de Mme de La Fayette soutient mal une pareille douleur; elle a eu la fièvre, et il ne sera pas au pouvoir du temps de lui ôter l'ennui de 15 cette privation. Sa vie est tournée d'une manière qu'elle trouvera tous les jours un tel ami à dire.2 N'oubliez pas de m'écrire quelque chose pour elle...

9. Représentation d'Esther à Saint-Cyr

(Lettre à Mme de Grignan, 21 février 1689)

[La représentation de l'Esther de Racine devant le roi et sa cour, par les demoiselles de Saint-Cyr à l'usage desquelles elle avait été spécialement écrite sur la demande de Mme de Maintenon, fut un évènement mondain de première importance. Sur les suites de cette représentation pour l'École de Saint-Cyr, voir p. 374.]

...

Je fis ma cour l'autre jour à Saint-Cyr, plus agréablement que je n'eusse jamais pensé. Nous y allâmes 20 samedi, Mme de Coulanges, Mme de Bagnols, l'abbé Têtu et moi. Nous trouvâmes nos places gardées: un officier

1 Chevalier de Grignan.

2 à dire à regretter.

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