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inouïe, la plus singulière, la plus extraordinaire, la plus incroyable, la plus imprévue, la plus grande, la plus petite, la plus rare, la plus commune, la plus éclatante, la plus secrète jusqu'à aujourd'hui, la plus brillante, la plus digne d'envie; enfin une chose dont on ne trouve 5 qu'un1 exemple dans les siècles passés, encore cet exemple n'est-il pas juste; une chose que nous ne saurions croire à Paris, comment la pourrait-on croire à Lyon? une chose qui fait crier miséricorde à tout le monde; une chose qui comble de joie Mme de Rohan et Mme d'Hau- 10 terive; une chose enfin qui se fera dimanche, où ceux qui la verront croiront avoir la berlue; une chose qui se fera dimanche, et qui ne sera peut-être pas faite lundi. Je ne puis me résoudre à vous la dire, devinez-la, je vous le donne en trois; jetez-vous votre langue aux chiens? Hé 15 bien! il faut donc vous le dire. M. de Lauzun épouse dimanche au Louvre, devinez qui? Je vous le donne en quatre, je vous le donne en six, je vous le donne en cent. Mme de Coulanges dit: Voilà qui est bien difficile à deviner; c'est Mme de la Vallière.2 Point du tout, madame. 20 C'est donc Mlle de Retz3? Point du tout; vous êtes bien provinciale! Ah! vraiment, nous sommes bien bêtes! dites-vous, c'est Mlle Colbert.4 Encore moins. C'est assurément Mlle de Créqui. Vous n'y êtes pas. Il faut donc à la fin vous le dire: il épouse dimanche au Louvre, 25

1 Allusion probable au cas de Marie d'Angleterre, sœur d'Henri VIII, qui après avoir épousé Louis XII se remaria trois mois après la mort de ce roi avec le duc de Suffolk, de naissance naturellement bien inférieure à la sienne et qu'elle avait aimé avant d'être reine. 2 Favorite de Louis XIV de 1661-1671.

3 Probablement nièce du fameux Cardinal.

4 Deuxième fille du ministre des finances de Louis XIV.

5 Nièce du célèbre maréchal.

avec la permission du roi, mademoiselle, mademoiselle de... mademoiselle, devinez le nom; il épouse Mademoiselle, la grande Mademoiselle, Mademoiselle, fille de feu Monsieur, Mademoiselle, petite-fille de Henri IV, Mlle 5 d'Eu, M1le de Dombes, M1le de Montpensier, M1le d'Orléans, Mademoiselle, cousine germaine du roi, Mademoiselle, destinée au trône, Mademoiselle, le seul parti de France qui fût digne de Monsieur.1 Voilà un beau sujet de discourir. Si vous criez, si vous êtes hors de vous10 même, si vous dites que nous avons menti, que cela est

faux, qu'on se moque de vous, que voilà une belle raillerie, que cela est bien fade à imaginer; si enfin vous nous dites des injures, nous trouvons que vous avez raison; nous en avons fait autant que vous. Adieu; les lettres qui seront 15 portées par cet ordinaire vous feront voir si nous disons vrai ou non.

3. Effusions maternelles

(Lettre à Mme de Grignan, 9 février 1671)

[Mme de Grignan, la fille de Mme de Sévigné, avait épousé, le 29 janvier 1669, le Comte de Grignan (dont la première femme avait été Henriette d'Angennes, fille de Mme de Rambouillet). Un an après le mariage le comte fut nommé gouverneur de Provence; il partit pour son poste au mois d'avril et sa femme était en voyage pour le rejoindre quand cette lettre fut écrite.]

Je reçois vos lettres comme vous avez reçu ma bague; je fonds en larmes en les lisant; il me semble que mon cœur veuille se fendre par la moitié; on croirait que vous 20 m'écrivez des injures, ou que vous êtes malade, ou qu'il vous est arrivé quelque accident, et c'est tout le contraire; vous m'aimez, ma chère enfant, et vous me le

1 Philippe de France, duc d'Orléans, frère de Louis XIV.

dites d'une manière que je ne puis soutenir sans des pleurs en abondance. Vous continuerez votre voyage sans aucune aventure fâcheuse; lorsque j'apprends tout cela, qui est justement tout ce qui me peut être le plus agréable, voilà l'état où je suis. Vous vous amusez donc 5 à penser à moi, vous en parlez, et vous aimez mieux m'écrire vos sentiments que vous n'aimez à me les dire; de quelque façon qu'ils me viennent, ils sont reçus avec une sensibilité qui n'est comprise que de ceux qui savent aimer, comme je fais. Vous me faites sentir pour vous 10 tout ce qu'il est possible de sentir de tendresse; mais si vous songez à moi, soyez assurée aussi que je pense continuellement à vous: c'est ce que les dévots appellent une pensée habituelle; c'est ce qu'il faudrait avoir pour Dieu, si l'on faisait son devoir; rien ne me donne de distraction; 15 je vois ce carrosse qui avance toujours, et qui n'approchera jamais de moi: je suis toujours dans les grands chemins, il me semble que j'ai quelquefois peur que ce carrosse ne verse; les pluies qu'il fait depuis trois jours me mettent au désespoir; le Rhône me fait une peur étrange. 20 J'ai une carte devant mes yeux, je sais tous les lieux où vous couchez: vous êtes ce soir à Nevers, vous serez dimanche à Lyon, où vous recevrez cette lettre Je n'ai reçu que deux de vos lettres, peut-être que la troisième viendra, c'est la seule consolation que je souhaite; pour 25 d'autres, je n'en cherche pas. Je suis entièrement incapable de voir beaucoup de monde ensemble; cela viendra peut-être, mais il n'en est pas question encore. Les duchesses de Verneuil et d'Arpajon veulent me réjouir; je les en ai remerciées; je n'ai jamais vu de si belles âmes 30 qu'il y en a dans ce pays-ci. Je fus samedi tout le jour chez Mme de Villars, à parler de vous et à pleurer; elle

entre bien dans mes sentiments. . . Aujourd'hui je m'en vais souper au faubourg tête-à-tête.1 Voilà les fêtes de mon carnaval. Je fais tous les jours dire une messe pour vous; c'est une dévotion qui n'est pas chimérique. Je 5 n'ai vu Adhémar2 qu'un moment; je m'en vais lui écrire pour le remercier de son lit: je lui en suis plus obligée que vous. Si vous voulez me faire un véritable plaisir, ayez soin de votre santé, dormez dans ce joli petit lit, mangez du potage, et servez-vous de tout le courage qui me 10 manque. Continuez à m'écrire. Tout ce que vous avez laissé d'amitiés ici est augmenté: je ne finirais point à vous faire des compliments et à vous dire l'inquiétude où l'on est de votre santé . . .

4. A propos d'une nouvelle mode

(Lettre à Mme de Grignan, 4 avril 1671)

Je vous mandai l'autre jour la coiffure de Mme de Ne15 vers, et dans quel excès la Martin3 avait poussé cette mode; mais il y a une certaine médiocrité qui m'a charmée, et qu'il faut vous apprendre, afin que vous ne vous amusiez plus à faire cent petites boucles sur vos oreilles, qui sont défrisées en un moment, qui siéent mal, et qui 20 ne sont non plus à la mode présentement que la coiffure de la bien-heureuse reine Catherine de Médicis. Je vis hier la duchesse de Sully et la comtesse de Guiche, leurs têtes sont charmantes; je suis rendue, cette coiffure est faite justement pour votre visage; vous serez comme un 1 Avec Mme de la Fayette.

2. Joseph Adhémar de Grignan, frère du comte de Grignan.

3 Fameuse coiffeuse de ce temps-là. (Voir lettre de Mme de Sévigné du 18 mars 1671.)

4 Morte 1598.

ange, et cela est fait en un moment. Tout ce qui me fait de la peine, c'est que cette mode, qui laisse la tête découverte, me fait craindre pour les dents. Voici ce que Trochanire, qui vient de Saint-Germain, et moi, nous allons vous faire entendre, si nous pouvons. Imaginez-vous une 5 tête partagée à la paysanne jusqu'à deux doigts du bourrelet; on coupe les cheveux de chaque côté, d'étage en étage, dont on fait de grosses boucles rondes et négligées, qui ne viennent pas plus bas qu'un doigt au-dessus de l'oreille; cela fait quelque chose de fort jeune et de fort joli, et comme deux gros bouquets de cheveux de chaque côté. Il ne faut pas couper les cheveux trop courts: car, comme il faut les friser naturellement, les boucles, qui en emportent beaucoup, ont attrapé plu

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MME. DE SÉVIGNÉ

coiffée à la mode de 1671

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sieurs dames, dont l'exemple doit faire trembler les autres. 20 On met les rubans comme à l'ordinaire, et une grosse boucle nouée entre le bourrelet et la coiffure; quelquefois on la laisse traîner jusque sur la gorge. Je ne sais si nous avons bien représenté cette mode; je ferai coiffer une poupée pour vous l'envoyer; et puis, au bout de tout 25 cela, je meurs de peur que vous ne vouliez point prendre toute cette peine. Ce qui est vrai, c'est que la coiffure que fait Montgobert n'est plus supportable. Du reste, consultez votre paresse et vos dents; mais ne m'empêchez pas de souhaiter que je puisse vous voir coiffée ici comme 30 les autres. Je vous vois, vous m'apparaissez, et cette 1 Nom d'amitié de Mme de la Troche, amie de Mme de Sévigné.

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