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les Maximes des saints (1694) que les idées quiétistes avaient été professées en fait précisément par les Pères de l'Église. Le livre ayant été condamné en France, Fénelon en avait appelé au pape déclarant que, en bon catholique, il accepterait la décision du SaintPère. Le pape confirma la condamnation; Fénelon se soumit. Cette lettre, adressée à un correspondant inconnu, est écrite avant que le pape ait parlé; Fénelon, absolument mais avec dignité, comme tout le xvIIe siècle, se déclare prêt à s'incliner devant l'autorité.]

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Ne soyez pas en peine de moi, Monsieur, l'affaire de mon livre va à Rome. Si je me suis trompé, l'autorité du Saint-Siège me détrompera, et fera ce que je cherche avec un cœur docile et soumis. Si je me suis mal expliqué, on réformera mes expressions. Si la matière paraît mériter une explication plus étendue, je la ferai avec joie par les additions que l'on me demandera. Si mon livre n'exprime qu'une doctrine pure, j'aurai la consolation de savoir précisément ce qu'on doit croire, et ce qu'on doit rejeter. Je ne laisserai pas de faire toutes les addi- 10 tions qui, sans affaiblir la vérité, pourraient éclaircir et édifier les lecteurs les plus alarmés. Mais enfin, Monsieur, si le pape condamne mon livre, je serai, s'il plaît à Dieu, le premier à le condamner, et à faire des mandements pour en défendre la lecture dans le diocèse de Cam- 15 brai. Je demanderai seulement au Pape qu'il ait la bonté de marquer précisément les endroits qu'il condamne, et les sens qui portent sa condamnation, afin que ma souscription soit sans restriction, et que je ne coure jamais risque de défendre, ni d'excuser, ni de tolérer le sens déjà 20 condamné. Ainsi, vous le voyez, Monsieur, avec ces dispositions que Dieu me donne, je suis en paix, et n'ai qu'à attendre la décision de mon supérieur, dans lequel je reconnais l'autorité de Jésus-Christ. Je ne défendrai l'amour désintéressé qu'avec un sincère désintéressement. 25

Il ne s'agit point ici du point d'honneur, ni de l'opinion du monde, ni de l'humiliation profonde que la nature peut craindre d'un mauvais succès. J'agis, ce me semble, avec droiture; mes ennemis le reconnaîtront. Je crains 5 autant d'être présomptueux et retenu par une mauvaise honte, que d'être faible, politique et timide dans la défense de la vérité.

Si le pape me condamne, je serai détrompé, et par là le vaincu aura tout le véritable fruit de la victoire. Vic10 toria cedet victis, dit Saint-Augustin. Si au contraire le pape ne condamne pas ma doctrine, je tâcherai par mon silence et par mon respect d'apaiser ceux de mes confrères dont le zèle s'est animé contre moi et qui m'ont imputé une doctrine dont je n'ai pas moins d'horreur qu'eux et 15 que j'ai toujours détestée.1 Peut-être me rendront-ils justice quand ils verront ma bonne foi.

Voilà mes sentiments, Monsieur. Je pars pour Cambrai, ayant sacrifié à Dieu, au fond de mon cœur, tout ce que je puis lui sacrifier là-dessus. Souffrez que je vous 20 exhorte dans ce même esprit; je n'ai rien ménagé d'humain et de temporel pour la doctrine que j'ai crue véritable, je ne laisse ignorer au Pape aucune des raisons qui peuvent épuiser cette doctrine. En voilà assez; c'est à Dieu à faire le reste, si c'est sa cause que j'ai défendue, 25 ne regardant point les intérêts des hommes ni leur procédé; c'est Dieu seul qu'il faut voir en tout ceci . . .

1 Pour mieux attaquer le Quiétisme, certains avaient prétendu l'identifier avec une doctrine païenne selon laquelle s'abandonner à l'amour, c'était suivre l'appel de la nature et par conséquent honorer Dieu, l'auteur de la nature. Bossuet lui-même avait ajouté foi à certaines rumeurs qui accusaient Mme de Guyon de pratiquer ainsi le «pur amour.»>

CHAPITRE DIX

LES MORALISTES

I. LA BRUYÈRE

1645-1696

Les caractères ou les mœurs de ce siècle

(ire ed. 1688, 9o ed. 1696)

Extraits

[La vérité humaine des Caractères suggéra l'idée que La Bruyère avait peint des personnages réels. On spécula sur les originaux et publia un grand nombre de «clefs», dont la plus célèbre est celle conservée à la Bibliothèque de l'Arsenal, 1692. La Bruyère se défendit toujours dans ses Préfaces et dans son Discours de récep

tion à l'Académie (1693) contre ces insinuations, reconnaissant cependant qu'il n'avait pas pu peindre des hommes de son siècle sans en emprunter des traits à la société où il vivait. Les clefs se contredisent la plupart du temps, mais l'accord est assez grand dans certains cas.

Il n'y a pas seulement des «Caractères» dans le livre de La Bruyère, ce qui est le genre qui lui appartient en propre, mais ils alternent avec des réflexions et des pensées. Le tout est disposé sans ordre apparent.]

Admonere voluimus, non mordere; prodesse, non laedere; consulere moribus hominum, non officere. (ÉRASME)

PRÉFACE

Je rends au public ce qu'il m'a prêté; j'ai emprunté de lui la matière de cet ouvrage: il est juste que l'ayant achevé avec toute l'attention pour la vérité dont je suis

capable, et qu'il mérite de moi, je lui en fasse la restitution. /Il peut regarder avec loisir ce portrait que j'ai fait de lui d'après nature, et s'il se connaît quelques-uns des défauts que je touche, s'en corriger. C'est l'unique fin 5 que l'on doit se proposer en écrivant, et le succès aussi que l'on doit moins se promettre; mais comme les hommes ne se dégoûtent point du vice, il ne faut pas aussi se lasser de leur reprocher: ils seraient peut-être pires, s'ils venaient à manquer de censeurs ou de critiques; c'est ce qui fait Io que l'on prêche et que l'on écrit... Il y a une autre règle

et que j'ai intérêt que l'on veuille suivre, qui est de ne pas perdre mon titre de vue, et de penser toujours et dans toute la lecture de cet ouvrage, que ce sont les caractères ou les mœurs de ce siècle que je décris; car bien que je 15 les tire souvent de la cour de France et des hommes de

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ma nation, on ne peut pas néanmoins les restreindre à une seule cour, ni les renfermer en un seul pays sans que mon livre ne perde beaucoup de son étendue et de son utilité, ni ne s'écarte du plan que je me suis fait d'y peindre 20 les hommes en général, comme des raisons qui entrent dans l'ordre des chapitres et dans une certaine suite insensible des réflexions qui les composent. Après cette précaution si nécessaire, et dont on pénètre assez les conséquences, je crois pouvoir protester contre tout chagrin, 25 toute plainte, toute maligne intérprétation, toute fausse application et toute censure, contre les froids plaisants et les lecteurs malintentionnés... Ce ne sont point des maximes que j'ai voulu écrire; elles sont comme des lois dans la morale, et j'avoue que je n'ai ni assez d'autorité 30 ni assez de génie pour faire le législateur; je sais même que j'aurais péché contre l'usage des maximes, qui veut qu'à la manière des oracles elles soient courtes et concises.

Quelques-unes de ces remarques le sont, quelques autres sont plus étendues: on pense les choses d'une manière différente, et on les explique par un tour aussi tout différent, par une sentence, par un raisonnement, par une métaphore ou quelque autre figure, par un parallèle, par 5 une simple comparaison, par un fait tout entier, par un seul trait, par une description, par une peinture: de là procède la longueur ou la brièveté de mes réflexions. Ceux enfin qui font des maximes veulent être crus: je consens, au contraire, que l'on dise de moi que je n'ai pas 10 quelquefois bien remarqué, pourvu que l'on remarque mieux.

DES OUVRAGES DE L'ESPRIT

1. Tout est dit, et l'on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes, et qu'ils pensent. Sur ce qui concerne les mœurs, le plus beau et le meilleur est 15 enlevé; l'on ne fait que glaner après les anciens et les habiles d'entre les modernes.

10. Il y a dans l'art un point de perfection, comme de bonté ou de maturité dans la nature. Celui qui le sent et qui l'aime a le goût parfait; celui qui ne le sent pas, et qui 20 aime en deçà ou au delà, a le goût défectueux. Il y a donc un bon et un mauvais goût, et l'on dispute des goûts avec fondement.

14. Tout l'esprit d'un auteur consiste à bien définir et à bien peindre. Moïse, Homère, Platon, Virgile, 25 Horace, ne sont au-dessus des autres écrivains que par leurs expressions et par leurs images: il faut exprimer le vrai pour écrire naturellement, fortement, délicatement.

15. On a dû faire du style ce qu'on a fait de l'architecture. On a entièrement abandonné l'ordre gothique, que 30

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