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obscurcies et couvertes de votre douleur comme d'un nuage: venez voir le peu qui nous reste d'une si auguste naissance, de tant de grandeur, de tant de gloire. Jetez les yeux de toutes parts1: voilà tout ce qu'a pu faire la 5 magnificence et la piété pour honorer un héros: des titres, des inscriptions, vaines marques de ce qui n'est plus; des figures qui semblent pleurer autour d'un tombeau, et des fragiles images d'une douleur que le temps emporte avec tout le reste; des colonnes qui semblent vouloir porter 10 jusqu'au ciel le magnifique témoignage de notre néant: et rien enfin ne manque dans tous ces honneurs, que celui à qui on les rend. Pleurez donc sur ces faibles restes de la vie humaine, pleurez sur cette triste immortalité que nous donnons aux héros ...

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Pour moi, s'il m'est permis, après tous les autres, de venir rendre les derniers devoirs à ce tombeau, ô prince, le digne sujet de nos louanges et de nos regrets, vous vivrez éternellement dans ma mémoire: votre image y sera tracée, non point avec cette audace qui promettait 20 la victoire, non, je ne veux rien voir en vous de ce que la mort y efface. - Vous aurez dans cette image des traits immortels: je vous y verrai tel que vous étiez à ce dernier jour, sous la main de Dieu, lorsque sa gloire sembla commencer à vous apparaître. C'est là que je 25 vous verrai plus triomphant qu'à Fribourg et à Rocroy; et ravi d'un si beau triomphe, je dirai en actions de grâces ces belles paroles du bien-aimé disciple: Et hæc est victoria que vincit mundum, fides nostra: «La véritable victoire, celle qui met sous nos pieds le monde entier, c'est notre

1 Le chœur était décoré de magnifiques tentures; le catafalque montait jusqu'à la voûte; des images allégoriques et des inscriptions représentaient les victoires de Condé.

foi.» Jouissez, prince, de cette victoire, jouissez-en éternellement par l'immortelle vertu de ce sacrifice. Agréez ces derniers efforts d'une voix qui vous fut connue. Vous mettrez fin à tous ces discours.1 Au lieu de déplorer la mort des autres, grand prince, dorénavant je veux ap- 5 prendre de vous à rendre la mienne sainte: heureux si, averti par ces cheveux blancs du compte que je dois rendre de mon administration, je réserve au troupeau que je dois nourrir de la parole de vie les restes d'une voix qui tombe et d'une ardeur qui s'éteint.

1 Ce fut la dernière oraison funèbre prononcée par Bossuet.

ΙΟ

CHAPITRE NEUF

FÉNELON

1651-1715

1. Télémaque, 1699

I. LA BÉTIQUE

(extrait du livre VIII)

[Mentor et Télémaque s'étaient enfuis de l'Ile de Calypso en se précipitant dans la mer. Adoam, capitaine d'un vaisseau phénicien, les avait recueillis et leur fait la description du pays idéal, où règne encore sur cette terre, l'Age d'or. L'imagination de Fénelon choisit, pour y placer ce pays idéal, la Bétique au Sud-Ouest de l'Espagne (aujourd'hui la province de Grenade), au climat doux et fertile, arrosée par le fleuve Bétis (aujourd'hui le Guadalquivir). —Rappelons que Télémaque est écrit pour l'éducation du Duc de Bourgogne, héritier de la couronne de France, le petit fils de ce Louis XIV, célèbre pour son faste, son absolutisme de monarque, et pour ses guerres de conquête.]

Cependant Télémaque dit à Adoam:

«Je me souviens que vous m'avez parlé d'un voyage que vous fîtes dans la Bétique depuis que nous fûmes partis d'Égypte. La Bétique est un pays dont on ra5 conte tant de merveilles, qu'à peine peut-on les croire. Daignez m'apprendre si tout ce qu'on en dit est vrai. — Je serai bien aise, dit Adoam, de vous dépeindre ce fameux pays, digne de votre curiosité, et qui surpasse tout ce que la renommée en publie.»>

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«Le fleuve Bétis coule dans un pays fertile, et sous un ciel doux, qui est toujours serein. Le pays a pris le nom de ce fleuve, qui se jette dans le grand Océan, assez près

des colonnes d'Hercule, et de cet endroit où la mer furieuse, rompant ses digues, sépara autrefois la terre de Tarsis2 d'avec la grande Afrique. Ce pays semble avoir conservé les délices de l'âge d'or. Les hivers y sont tièdes, et les rigoureux aquilons n'y soufflent jamais. L'ardeur 5 de l'été y est toujours tempérée par des zéphirs rafraîchissants, qui viennent adoucir l'air vers le milieu du jour. Ainsi toute l'année n'est qu'un heureux hymen du printemps et de l'automne, qui semblent se donner la main. La terre, dans les vallons et dans les campagnes unies, y 10 porte chaque année une double moisson. Les chemins y sont bordés de lauriers, de grenadiers, de jasmins, et d'autres arbres toujours verts et toujours fleuris. Les montagnes sont couvertes de troupeaux, qui fournissent des laines fines recherchées de toutes les nations connues. 15 Il y a plusieurs mines d'or et d'argent dans ce beau pays: mais les habitants, simples et heureux dans leur simplicité, ne daignent pas seulement compter l'or et l'argent parmi leurs richesses; ils n'estiment que ce qui sert véritablement aux besoins de l'homme.

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«Quand nous avons commencé à faire notre commerce chez ces peuples, nous avons trouvé l'or et l'argent parmi eux employés aux mêmes usages que le fer; par exemple, pour des socs de charrue. Comme ils ne faisaient aucun commerce au dehors, ils n'avaient besoin d'aucune mon- 25 naie. Ils sont presque tous bergers ou laboureurs. On voit en ce pays peu d'artisans: car ils ne veulent souffrir que les arts qui servent aux véritables nécessités des hommes; encore même la plupart des hommes en ce pays,

1 Les montagnes escarpées qui se dressent aux deux côtés du Détroit de Gibraltar. Hercule, selon la fable, ouvrit un passage à la mer en séparant les deux montagnes. 2 L'Espagne.

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étant adonnés à l'agriculture ou à conduire des troupeaux, ne laissent pas d'exercer les arts nécessaires à leur vie simple et frugale.

«Les femmes filent cette belle laine, et en font des étoffes fines d'une merveilleuse blancheur: elles font le pain, apprêtent à manger, et ce travail leur est facile, car on vit en ce pays de fruits ou de lait, et rarement de viande. Elles emploient le cuir de leurs moutons à faire une légère chaussure pour elles, pour leurs maris, et pour leurs en10 fants; elles font des tentes, dont les unes sont de peaux cirées, et les autres d'écorces d'arbres; elles font et lavent tous les habits de la famille et tiennent leurs meubles dans une propreté admirable. Leurs habits sont aisés à faire: car, en ce doux climat, on ne porte qu'une pièce 15 d'étoffe fine et légère, qui n'est point taillée, et que chacun met à longs plis autour de son corps pour la modestie, lui donnant la forme qu'il veut.

«Les hommes n'ont d'autres arts à exercer, outre la culture des terres et la conduite des troupeaux, que l'art 20 de mettre le bois et le fer en œuvre; encore même ne se servent-ils guère du fer, excepté pour les instruments nécessaires au labourage. Tous les arts qui regardent l'architecture leur sont inutiles; car ils ne bâtissent jamais de maisons. C'est, disent-ils, s'attacher trop à la terre, que 25 de s'y faire une demeure qui dure beaucoup plus que nous; il suffit de se défendre des injures de l'air. Pour tous les autres arts estimés chez les Grecs, chez les Égyptiens, et chez tous les autres peuples bien policés, ils les détestent, comme des inventions de la vanité et de la mollesse.

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«Quand on leur parle des peuples qui ont l'art de faire des bâtiments superbes, des meubles d'or et d'argent, des étoffes ornées de broderies et de pierres précieuses, des

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