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sentiments les plus délicats et les plus dangereux de la fausse gloire. On ne compte plus que soi-même; et on dit au fond de son cœur: «Je suis, et il n'y a que moi sur la terre.» En cet état, Messieurs, la vie n'est-elle pas un péril? La mort n'est-elle pas une grâce? Que ne doit-on 5 craindre de ses vices, si les bonnes qualités sont si dangereuses? N'est-ce donc pas un bienfait de Dieu d'avoir abrégé les tentations avec les jours de Madame; de l'avoir arrachée à sa propre gloire, avant que cette gloire, par son excès, eût mis en hasard sa modération? Qu'importe 10 que sa vie ait été si courte? Jamais ce qui doit finir ne peut être long. Quand nous ne compterions point ses confessions plus exactes, ses entretiens de dévotion plus fréquents, son application plus forte à la piété dans les derniers temps de sa vie, ce peu d'heures saintement pas- 15 sées parmi les plus rudes épreuves et dans les sentiments les plus purs du christianisme tiennent lieu toutes seules d'un âge accompli. Le temps a été court, je l'avoue; mais l'opération de la grâce a été forte; mais la fidélité de l'âme a été parfaite . . . Ah! nous pouvons achever ce saint sacri- 20 fice pour le repos de Madame avec une pieuse confiance. Ce Jésus en qui elle a espéré, dont elle a porté la croix en son corps par des douleurs si cruelles, lui donnera encore son sang, dont elle est déjà toute teinte, toute pénétrée par la participation à ses sacrements, et par la commu- 25 nion avec ses souffrances.

Mais en priant pour son âme, chrétiens, songeons à nous-mêmes. Qu'attendons-nous pour nous convertir? Et quelle dureté est semblable à la nôtre, si un accident si étrange, qui devrait nous pénétrer jusqu'au fond de l'âme, 30 ne fait que nous étourdir pour quelques moments? . . . Quel est notre aveuglement si, toujours avançant vers

notre fin, et plutôt mourants que vivants, nous attendons les derniers soupirs pour prendre les sentiments que la seule pensée de la mort nous devrait inspirer à tous les moments de notre vie? Commencez aujourd'hui à mé5 priser les faveurs du monde: et toutes les fois que vous serez dans ces lieux augustes, dans ces superbes palais à qui Madame donnait un éclat que vos yeux recherchent encore; toutes les fois que, regardant cette grande place qu'elle remplissait si bien, vous sentirez qu'elle y manque, Io songez que cette gloire que vous admiriez faisait son péril en cette vie, et que dans l'autre elle est devenue le sujet d'un examen rigoureux, où rien n'a été capable de la rassurer que cette sincère résignation qu'elle a eue aux ordres de Dieu, et les saintes humiliations de la pénitence

...

2. Oraison funèbre de Louis de Bourbon, prince de

Condé

Prononcée à Notre-Dame, le 10e jour de mars 1687, en présence du prince de Condé, son fils

[Louis de Bourbon, prince de Condé, dit le Grand Condé, l'un des plus grands capitaines de la France, né à Paris en 1621. Il porta le titre de duc d'Enghien jusqu'à la mort de son père (1646). En 1638 il remplaça son père comme gouverneur de Bourgogne; c'est là qu'il connut Bossuet dont il resta l'ami. Il fit ses premières armes à dixneuf ans; à vingt-deux ans il était général, et chargé de repousser l'armée du roi d'Espagne, Philippe IV, laquelle venant de la Flandre espagnole menaçait les frontières du nord; il remporta la célèbre victoire de Rocroy (Ardennes) le 18 mai, 1643; couronnant son succès par la prise de Thionville et de Sierk. L'année suivante il alla rejoindre son émule, Turenne, à l'armée française combattant en Allemagne où rageait la guerre de Trente Ans et gagna la sanglante bataille de Fribourg, 1644. Il occupa une partie du Palatinat, prit Philipsbourg (Baden), Worms, Spire, Mayence et Landau (Vallée du Rhin): à Nordlingue (Bavière) il battit Merci (1645). Après un an de repos il reprit les armes et fit capituler Dunkerque.

Puis il fut envoyé en Espagne (1647), où il assiégea Lérida, puis de nouveau en Flandres où il écrasa à Lens (1648), les restes de la fameuse infanterie espagnole dont il avait ébranlé le prestige à Rocroy; il hâta ainsi la conclusion du Traité de Westphalie qui clôt la guerre de Trente Ans.

Il fut mêlé aux Guerres de la Fronde; d'abord du côté de la cour et de Mazarin; il assiégea et reprit Paris; mais il éleva de telles prétentions après la victoire, que Mazarin, effrayé de lui, le jeta en prison (1650). Quand il en sortit un an après il ne respirait que la vengeance; il se mit à la tête d'une nouvelle Fronde et alla jusqu'à faire alliance avec l'Espagne; le grand Condé, à la solde du roi Philippe IV, marcha contre la France; il eut comme adversaire le grand Turenne, son compagnon d'armes d'autrefois, et ne fut pas très heureux. Au Traité des Pyrenées (1659), la paix se fit entre Condé et son roi; Condé fut rétabli dans ses anciens honneurs. En 1668 il dirigea l'invasion de la Franche-Comté; il commanda une armée à la guerre de Hollande (1672), — qui débuta par le Passage du Rhin chanté par Boileau ; et il écrasa le Prince d'Orange à Senef en 1674. Sa dernière campagne fut celle d'Alsace en 1675 contre le général autrichien Montecuculli.

Il passa les dernières années de sa vie dans la retraite, dans son magnifique château de Chantilly (trente milles au nord de Paris) et mourut à Fontainebleau le 11 décembre 1686.

Condé est le Grand Cyrus de Mlle de Scudéry et l'Aemile de La Bruyère.]

Dominus tecum, virorum fortis-
sime. . . Vade in hâc fortitudine
tuâ. . . Ego ero tecum.
Le Seigneur est avec vous, ô le
plus courageux de tous les
hommes. Allez avec ce courage
dont vous êtes rempli. Je serai

avec vous.

(Aux JUGES, VI, 12, 14, 16)

Monseigneur,' au moment que j'ouvre la bouche pour célébrer la gloire immortelle de Louis de Bourbon, prince de Condé, je me sens également confondu, et par la grandeur du sujet, et, s'il m'est permis de l'avouer, par l'inutilité du travail. Quelle partie du monde habitable n'a 5

1 Henri-Jules, duc d'Enghien, fils unique de Condé,

pas ouï les victoires du prince de Condé et les merveilles de sa vie? On les raconte partout: le Français qui les vante n'apprend rien à l'étranger, et quoi que je puisse aujourd'hui vous en rapporter, toujours prévenu par vos 5 pensées, j'aurai encore à répondre au secret reproche que Vous me ferez, d'être demeuré beaucoup au-dessous. Nous ne pouvons rien, faibles orateurs, pour la gloire des âmes extraordinaires: le Sage a raison de dire que <«<leurs seules actions les peuvent louer»: toute autre lou10 ange languit auprès des grands noms; et la seule simplicité d'un récit fidèle pourrait soutenir la gloire du prince de Condé. Mais en attendant que l'histoire, qui doit ce récit aux siècles futurs, le fasse paraître, il faut satisfaire, comme nous pourrons, à la reconnaissance publique et 15 aux ordres du plus grand de tous les rois. Que ne doit point le royaume à un prince qui a honoré la maison de France, tout le nom français, son siècle, et pour ainsi dire l'humanité tout entière? Louis le Grand2 est entré lui-même dans ces sentiments. Après avoir pleuré ce 20 grand homme, et lui avoir donné par ses larmes, au milieu

de toute sa cour, le plus glorieux éloge qu'il pût recevoir, il assemble dans un temple si célèbre ce que son royaume a de plus auguste pour y rendre des devoirs publics à la mémoire de ce prince; et il veut que ma faible voix anime 25 toutes ces tristes représentations et tout cet appareil funèbre. Faisons donc cet effort sur notre douleur.

Ici un plus grand objet, et plus digne de cette chaire, se présente à ma pensée. C'est Dieu qui fait les guerriers et

1 Condé, le premier prince du sang; son arrière-grand-père fut l'oncle de Henri IV.

2 Louis XIV; le titre de «Louis le Grand» lui avait été conféré par la ville de Paris, en 1680.

les conquérants. «C'est vous, lui disait David, qui avez instruit mes mains à combattre, et mes doigts à tenir l'épée.» S'il inspire le courage, il ne donne pas moins les autres grandes qualités naturelles et surnaturelles, et du cœur et de l'esprit. Tout part de sa puissante main: 5 c'est lui qui envoie du ciel les généreux sentiments, les sages conseils et toutes les bonnes pensées. Mais il veut que nous sachions distinguer entre les dons qu'il abandonne à ses ennemis, et ceux qu'il réserve à ses serviteurs. Ce qui distingue ses amis d'avec tous les autres, 10 c'est la piété: jusqu'à ce qu'on ait reçu ce don du ciel, tous les autres non seulement ne sont rien, mais encore tournent en ruine à ceux qui en sont ornés. Sans ce don inestimable de la piété, que serait-ce que le prince de Condé avec tout ce grand cœur et ce grand génie? Non, 15 mes Frères, si la piété n'avait comme consacré ses autres vertus, ni ces princes1 ne trouveraient aucun adoucissement à leur douleur, ni ce religieux pontife2 aucune confiance dans ses prières, ni moi-même aucun soutien aux louanges que je dois à un si grand homme. Poussons 20 donc à bout la gloire humaine par cet exemple: détruisons l'idole des ambitieux; qu'elle tombe anéantie devant ces autels. Mettons ensemble aujourd'hui, car nous le pouvons dans un si noble sujet, toutes les plus belles qualités d'une excellente nature; et à la gloire de la vérité, mon- 25 trons dans un prince admiré de tout l'univers que ce qui fait les héros, ce qui porte la gloire du monde jusqu'au comble: valeur, magnanimité, bonté naturelle, voilà pour le cœur: vivacité, pénétration, grandeur et sublimité de

1 Le fils de Condé, duc d'Enghien; le petit-fils, duc de Bourbon; le neveu, prince de Conti.

2 L'archevêque de Paris, Harlay de Champvallon.

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