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Le bien de la fortune est un bien périssable;
Quand on bâtit sur elle, on bâtit sur le sable;
Plus on est élevé, plus on court de dangers;

Les grands pins sont en butte aux coups de la tempête,
Et la rage des vents brise plutôt le faîte

Des maisons de nos rois que des toits des bergers.

Oh! bienheureux celui qui peut de sa mémoire
Effacer pour jamais ce vain espoir de gloire
Dont l'inutile soin traverse nos plaisirs,

Et qui, loin retiré de la foule importune,
Vivant dans sa maison, content de sa fortune,
A, selon son pouvoir, mesuré ses désirs!

Il laboure le champ que labourait son père;
Il ne s'informe pas de ce qu'on délibère
Dans ces graves conseils d'affaires accablés;
Il voit sans intérêt la mer grosse d'orages,
Et n'observe des vents les sinistres présages
Que pour le soin qu'il a du salut de ses blés.

Roi de ses passions, il a ce qu'il désire;
Son fertile domaine est son petit empire;

Sa cabane est son Louvre et son Fontainebleau;

Ses champs et ses jardins sont autant de provinces,
Et, sans porter envie à la pompe des princes,

Se contente chez lui de les voir en tableau.

S'il ne possède point ces maisons magnifiques,
Ces tours, ces chapiteaux, ces superbes portiques
Où la magnificence étale ses attraits,

Il jouit des beautés qu'ont les saisons nouvelles,

Il voit de la verdure et des fleurs naturelles

Qu'en ces riches lambris l'on ne voit qu'en portraits.

Agréables déserts, séjour de l'innocence,

Où, loin des vanités, de la magnificence,
Commence mon repos et finit mon tourment,
Vallons, fleuves, rochers, plaisante solitude,
Si vous fûtes témoins de mon inquiétude,
Soyez-le désormais de mon contentement.

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CHAPITRE PREMIER

L'HÔTEL DE RAMBOUILLET

I. LES PRÉCIEUSES

1. Portrait de la marquise de Rambouillet (d'après Mlle de Scudéry, dans Artamène ou le Grand Cyrus, 1649-1653)

Imaginez-vous la beauté même, si vous voulez concevoir celle de cette admirable personne. Je ne vous dis point que vous vous figuriez celle que nos peintres donnent à Vénus, pour comprendre la sienne, car elle ne serait pas 5 assez modeste; ni celle de Pallas, parce qu'elle serait trop fière; ni celle de Junon, qui ne serait pas assez charmante; ni celle de Diane, qui serait un peu trop sauvage; mais je vous dirai que, pour représenter Cléomire,1 il faudrait prendre de toutes les figures qu'on donne à ces déesses ce Io qu'elles ont de beau, et l'on en ferait peut-être une passable peinture. Cléomire est grande et bien faite: tous les traits de son visage sont admirables; la délicatesse de son teint ne se peut exprimer; la majesté de toute sa personne est digne d'admiration, et il sort je ne sais quel éclat de ses 15 yeux qui imprime le respect dans l'âme de tous ceux qui

1 Mme de Rambouillet. Catherine de Vivonne, marquise de Pisani, née à Rome en 1598, où son père était ambassadeur. Elle vint à Paris à sept ans et épousa à douze ans, le vidame de Mans, plus tard marquis de Rambouillet. Elle mourut en 1665. Le surnom d'Arthénice (anagramme de Catherine, inventé par Malherbe) reste beaucoup plus connu que celui de Cléomire.

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la regardent; et pour moi, je vous avoue que je n'ai jamais pu approcher Cléomire, sans sentir dans mon cœur je ne sais quelle crainte respectueuse, qui m'a obligé de songer plus à moi, étant auprès d'elle, qu'en nul autre lieu du monde où j'aie jamais été. Au reste, les yeux de Cléomire sont si admirablement beaux, qu'on ne les a jamais pu bien représenter: ce sont pourtant des yeux qui, en donnant de l'admiration, n'ont pas produit ce que les autres beaux yeux ont accoutumé de produire dans le cœur de ceux qui les voient; car enfin, en donnant de l'amour, ils 10 ont toujours donné en même temps de la crainte et du respect, et, par un privilège particulier, ils ont purifié tous les cœurs qu'ils ont embrasés. Il y a même parmi leur éclat et parmi leur douceur une modestie si grande, qu'elle se communique à ceux qui la voient, et je suis fortement 15 persuadé qu'il n'y a point d'homme au monde qui eût l'audace d'avoir une pensée criminelle en la présence de Cléomire. Sa physionomie est la plus belle et la plus noble que je vis jamais, et il paraît une tranquillité sur son visage qui fait voir clairement quelle est celle de son âme. 20 (On voit même que toutes ses passions sont soumises à sa raison et ne font point de guerre intestine dans son cœur;, en effet, je ne pense point que l'incarnat qu'on voit sur ses joues ait jamais passé ses limites et se soit épanché sur tout son visage, si ce n'a été par la chaleur de l'été ou par 25 la pudeur, mais jamais par la colère ni par aucun dérèglement de l'âme: ainsi Cléomire, étant toujours également tranquille, est toujours également belle. Enfin, si on voulait donner un corps à la Chasteté pour la faire adorer par toute la terre, je voudrais représenter Cléomire; si on 30 en voulait donner un à la Gloire pour la faire aimer par tout le monde, je voudrais encore faire sa peinture, et, si

l'on en donnait un à la Vertu, je voudrais aussi la repré

senter.

Au reste, l'esprit et l'âme de cette merveilleuse personne surpassent de beaucoup sa beauté: le premier n'a 5 point de bornes dans son étendue, et l'autre n'a point d'égale en générosité, en constance, en bonté, en justice et en pureté. L'esprit de Cléomire n'est pas un de ces esprits qui n'ont de lumière que celle que la nature leur donne, car elle l'a cultivé soigneusement; et je pense 10 pouvoir dire qu'il n'est point de belles connaissances. qu'elle n'ait acquises. Elle sait diverses langues, et n'ignore presque rien de ce qui mérite d'être su, mais elle le sait sans faire semblant de le savoir, et on dirait, à l'entendre parler, tant elle est modeste, qu'elle ne parle de 15 toutes choses admirablement, comme elle fait, que par le simple sens commun et par le seul usage du monde. Cependant elle se connaît à tout: les sciences les plus élevées ne passent pas sa connaissance; les arts les plus difficiles sont connus d'elle parfaitement . . . Au reste, 20 jamais personne n'a eu une connaissance si délicate qu'elle pour les beaux ouvrages de prose ni pour les vers; elle en juge pourtant avec une modération merveilleuse, ne quittant jamais la bienséance de son sexe, quoiqu'elle soit beaucoup au-dessus. . . Il n'y a personne en toute la cour, 25 qui ait quelque esprit et quelque vertu, qui n'aille chez

elle. Rien n'est trouvé beau, si elle ne l'a approuvé: il ne vient pas même un étranger qui ne veuille voir Cléomire et lui rendre hommage; et il n'est pas jusqu'aux excellents artisans qui ne veuillent que leurs ouvrages aient la gloire 30 d'avoir son approbation. Tout ce qu'il y a de gens qui écrivent en Phénicie1 ont chanté ses louanges; et elle

1 Scène du roman du Grand Cyrus; il s'agit réellement de la France.

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