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CHAPITRE QUATRE

QUERELLE DES ANCIENS ET DES MODERNES

[La Renaissance avait renié la littérature française antérieure au XVIe siècle, et professé une admiration enthousiaste pour les auteurs grecs et latins. Le xvIIe siècle hérita de ce culte pour les «Anciens.» Cependant peu à peu, conscients de la valeur des écrivains du temps, on protesta contre cette tendance classique. Après bien des escarmouches la guerre éclata. Le signal fut donné le 26 janvier 1687 à une séance de l'Académie française. Charles Perrault (1628–1703) l'auteur des Contes de fées, y lut un poème, Le siècle de Louis le Grand (632 vers) où il dit nettement que les auteurs «modernes» sont comparables et même supérieurs aux «<anciens.>> Tout Paris prit feu. Perrault écrivit alors un ouvrage en prose où il expose longuement sa thèse: Parallèles des Anciens et des Modernes (1688–1696) — parallèles qui sont toujours en faveur des modernes.

Boileau à son tour reprit la plume (1693) pour affirmer une fois encore ses vieilles croyances littéraires. Il écrivit (1693) ses Réflexions critiques sur quelques passages du rhéteur Longin · - dont il avait été déjà le traducteur (1674) — et dont la septième nous intéresse surtout. Il reprocha surtout à Perrault sa prétention de juger des beautés poétiques d'Homère et de Platon alors que Perrault ne savait pas le grec.]

I. CHARLES PERRAULT

1628-1703

1. Le siècle de Louis-le-Grand, 26 janvier 1687

La belle antiquité fut toujours vénérable,
Mais je ne crus jamais qu'elle fût adorable.

Je vois les anciens sans plier les genoux;

Ils sont grands, il est vrai, mais hommes comme nous;
Et l'on peut comparer, sans crainte d'être injuste,

Le siècle de Louis au beau siècle d'Auguste.

En quel temps sut on mieux le dur métier de Mars?
Quand d'un plus vif assaut força-t-on des remparts?
Et quand vit-on monter au sommet de la gloire
D'un plus rapide cours le char de la victoire?
Si nous voulions ôter le voile spécieux
Que la prévention nous met devant les yeux,
Et, lassés d'applaudir à mille erreurs grossières,
Nous servir quelquefois de nos propres lumières,
Nous verrions clairement que sans témérité
On peut n'adorer pas toute l'antiquité,

Et, qu'enfin, dans nos jours, sans trop de confiance,
On lui peut disputer le prix de la science.

Platon, qui fut divin du temps de nos aïeux,
Commence à devenir quelquefois ennuyeux...
Chacun sait le décri du fameux Aristote,
En physique moins sûr qu'en histoire Hérodote.
Ses écrits qui charmaient les plus intelligents,
Sont à peine reçus de nos moindres régents . . .

Père de tous les arts, à qui du dieu des vers
Les mystères profonds ont été découverts,
Vaste et puissant génie, inimitable Homère,
D'un respect infini ma muse te révère.
Non, ce n'est pas à tort que tes inventions
En tout temps ont charmé toutes les nations. ..
Cependant, si le ciel favorable à la France,
Au siècle où nous vivons eût remis ta naissance,
Cent défauts qu'on impute au siècle où tu naquis
Ne profaneraient pas tes ouvrages exquis.
Tes superbes guerriers, prodiges de vaillance,

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Prêts de s'entrepercer du long fer de leur lance
N'auraient pas si longtemps tenu le bras levé;
Et lorsque le combat devrait être achevé,
Ennuyé les lecteurs d'une longue préface,

Sur les faits éclatants des héros de leur race. ..
Ménandre, j'en conviens, eut un rare génie

Et, pour plaire au théâtre, une adresse infinie.
Virgile, j'y consens, mérite des autels;

Ovide est digne encor des honneurs immortels.
10 Mais ces rares auteurs qu'aujourd'hui l'on adore,
Étaient-ils adorés quand ils vivaient encore?...

Les Régniers, les Maynards, les Gombaulds, les Malherbes,

Les Godeaux,1 les Racans dont les écrits superbes,
En sortant de leur veine et dès qu'ils furent nés,
15 D'un laurier immortel se virent couronnés!
Combien seront chéris par les races futures
Les galants Sarrasins2 et les tendres Voitures,
Les Molières naïfs, les Rotrous, les Tristans3
Et cent autres encor, délices de leur temps!
20 Mais quel sera le sort du célèbre Corneille,
Du théâtre français l'honneur et la merveille
Qui sut si bien mêler aux grands événements
L'héroïque beauté des nobles sentiments! . . .

1 Gombauld (1580-1666) ... Godeau (1605-1672), tous deux membres du groupe d'amis qui se réunissaient chez Conrart, et devinrent des membres fondateurs de l'Académie; et tous deux habitués de l'Hôtel de Rambouillet. Le premier, auteur du drame pastoral, Amarante (voir aussi l'Amarante de la Guirlande de Julie); le second, évêque de Vannes, auteur de Saint-Paul, poème religieux. 2 Sarrasin (1603-1664), habitué du salon de Mlle de Scudéry, considéré comme un rival de Voiture pour la grâce de son style.

3 Tristan (1601-1665), auteur de tragédies (Mariane, Mort de Sénèque, Mort de Crispe, etc.) et d'un roman, Page disgracié.

Tout art n'est composé que de secrets divers
Qu'aux hommes curieux l'usage a découverts,
Et cet utile amas des choses qu'on invente
Sans cesse, chaque jour, ou s'épure ou s'augmente.
Ainsi les humbles toits de nos premiers aïeux
Couverts négligemment de joncs et de glayeux1
N'eurent rien de pareil en leur architecture
A nos riches palais d'éternelle structure.

Ainsi le jeune chêne en son âge naissant
Ne peut se comparer au chêne vieillissant,
Qui, jetant sur la terre un spacieux ombrage,
Avoisine le ciel de son vaste branchage.

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2. Parallèles des Anciens et des Modernes, 1688–1696 Extrait de la PRÉFACE

Rien n'est plus naturel ni plus vraisemblable que d'avoir beaucoup de vénération pour toutes les choses qui, ayant un vrai mérite en elles-mêmes, y joignent encore celui 15 d'être anciennes. C'est ce sentiment si juste et si universel qui redouble l'amour et le respect que nous avons pour nos ancêtres et c'est par là que les lois et les coutumes se rendent encore plus authentiques et plus inviolables. Mais, comme ç'a toujours été le destin des meilleures 20 choses de devenir mauvaises par leurs excès et de le devenir à proportion de leur excellence, souvent cette vénération si louable dans ses commencements s'est changée dans la suite en une superstition criminelle et a passé même quelquefois jusqu'à l'idolâtrie. Des Princes ex- 25

1 Glayeux = glaïeuls.

traordinaires par leurs vertus firent le bonheur de leurs peuples et remplirent la terre du bruit de leurs grandes actions: ils furent bénis pendant leur vie et leur mémoire fut révérée de la postérité. Mais, dans la suite des temps, 5 on oublia qu'ils étaient hommes et l'on leur offrit de l'encens et des sacrifices. La même chose est arrivée aux hommes qui ont excellé les premiers dans les arts et dans les sciences. Le respect qu'on eut pour leur mémoire s'augmenta tellement qu'on ne voulut plus rien voir en 10 eux qui se ressentît de la faiblesse humaine, et l'on en consacra tout, jusqu'à leurs défauts. Ce fut assez qu'une chose eût été faite ou dite par ces grands hommes pour être incomparable, et c'est même encore aujourd'hui une espèce de religion parmi quelques savants de préférer la 15 moindre production des anciens aux plus beaux ouvrages de tous les modernes.

J'avoue que j'ai été blessé d'une telle injustice. Il m'a paru tant d'aveuglement dans cette prévention et tant d'ingratitude à ne pas vouloir ouvrir les yeux sur les 20 beautés de nos siècles, à qui le ciel a départi mille lumières qu'il a refusées à toute l'antiquité, que je n'ai pu m'empêcher d'être ému d'une véritable indignation. Ç'a été cette indignation qui a produit le petit poème du Siècle de Louis-le-Grand qui fut lu à l'Académie Française . . .

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... Ce n'est pas à l'occasion des auteurs1 qui ont écrit contre moi que j'ai travaillé à ces dialogues, ce n'a été que pour désabuser ceux qui ont cru que mon poème n'était qu'un jeu d'esprit, qu'il ne contenait point mes véritables sentiments et que je m'étais diverti à soutenir 30 un paradoxe...

1 Il en a réfuté plusieurs dans les pages de sa Préface qui précèdent.

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