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tour pour vivre en paix, et les plus aimables sont ceux qui ont beaucoup d'égards pour les autres, et qui en demandent peu pour eux.

CONVERSATION XXIX.

SUR LES DIFFÉRENTS ÉTATS',

LUCILE.

J'entends dire souvent que tous les états sont confondus; je ne comprends pas bien clairement ce qu'on veut dire.

CONSTANCE.

Je vous l'expliquerai avec plaisir, car personne n'est plus choquée que moi de ce renversement.

LUCILE.

Je vous serai bien obligée.

CONSTANCE.

Quand on dit que les états sont confondus, on a grande raison, car effectivement on ne voit personne à sa place; chacun veut être aussi grand que l'autre le gentilhomme égal au seigneur; le seigneur veut être prince; le prince veut être aussi

1 Cette Conversation renferme des traits importants pour l'étude des mœurs de l'époque. Dans l'édition de 1757, elle est singulièrement mutilée, surtout dans la partie relative à la noblesse, et toute la fin a été retranchée.

ALPHONSINE.

Ces idées-là sont d'un enfant qui n'a jamais rien vu. Le Roi leur parleroit volontiers, et je suis assurée qu'il le fait en bien des occasions.

LUCILE.

Croyez-vous qu'ils fussent bien propres à notre conversation?

CONSTANCE.

Non; il faut leur parler de ce qui leur convient, de leurs affaires, de leurs familles, des biens de la terre, et vous les trouverez en tout cela éclairés, habiles et de très-bon sens1.

LUCILE.

Marquez-nous donc les degrés de toutes les con

ditions.

CONSTANCE.

Les artisans des gros lieux, c'est-à-dire des bourgs et des villes, qui sont des états encore nécessaires et honorables, et dans lesquels on trouve ce bon sens dont je viens de parler; vous avez ensuite les marchands, qui sont utiles au public et au commerce: c'est ce qui s'appelle les bourgeois, les échevins, les

1 Ce jugement de Mme de Maintenon sur les paysans est trèsremarquable, surtout quand on le compare à celui de La Bruyère: L'on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus dans la campagne, noirs, livides, et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu'ils fouillent et qu'ils remuent avec une opiniâtreté invincible; ils ont comme une voix articulée, et quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine, et en effet i's sont des hommes; ils se retirent la nuit dans des tanières, où ils vivent de pain noir, d'eau et de racines, etc. »

élus et les chefs qui gouvernent la police, c'est-àdire qui gouvernent les villes et tiennent la main contre le désordre; il y aussi, pour la sûreté des biens, des notaires qui se mêlent de placer l'argent et de le faire valoir.

ALPHONSINE.

Il y a des procureurs qui font les écritures nécesfaire connoître aux juges les raisons de

saires

pour

nos procès.

CONSTANCE.

Des avocats qui plaident les causes.

ALPHONSINE.

Des conseillers et des présidents qui les jugent,

EUGÉNIE.

Et tous ceux que vous venez de nommer sont plus ou moins par degrés?

CONSTANCE.

Oui, le procureur est moins que l'avocat, l'avocat moins que le conseiller, le conseiller au-dessous du président, et ainsi du reste.

EUGÉNIE.

Je ne crois pas tant de degrés dans la noblesse; et pour moi, je compte que, dès qu'on peut prouver qu'on est né gentilhomme, le plus ou le moins ne fait plus rien.

ALPHONSINE.

Il y a des degrés dans la noblesse : les unes sont plus anciennes, les autres ont été soutenues par de grands biens, les autres illustrées par des dignités, les autres par les alliances, et ce sont là les rangs différents.

EUGÉNIE.

Toutes ces distinctions-là n'empêchent pas que le plus noble ne soit celui dont la noblesse est la plus ancienne.

ALPHONSINE.

Cela est vrai au pied de la lettre ; mais il est pourtant vrai aussi qu'il faut céder au rang, et que ce gentilhomme qui fera des preuves de cinq cents ans, doit appeler un maréchal de France monseigneur1, quoique d'une naissance moins ancienne que lui.

LUCILE.

J'ai une grande peine à céder à tout ce que

fortune.

CONSTANCE.

fait la

La fortune a souvent grande part à ces élévations ; la volonté des rois y en a aussi; ils veulent récompenser le mérite, donner de l'émulation, marquer leur amitié; et quand on est sage, on cède à toutes ces raisons et aux usages établis.

EUGÉNIE.

Il faut bien céder à la force; mais vous m'avouerez que cela n'est pas agréable.

ALPHONSINE.

Tout le monde perd au désordre; si vous ne voulez pas vous soumettre à ceux qui sont au-dessus de vous, ceux qui seront au-dessous feront de même pour vous: votre inférieur se soulèvera, vous dispu

1 Louis XIV eut beaucoup de peine à faire donner ce titre aux maréchaux de France par les autres seigneurs. Voir les Lettres de Bussy-Rabulin à Mme de Sévigné.

tera la porte, la place à l'église, et jusqu'au paysan de votre village vous manquera de respect.

CONSTANCE.

Si on étoit seule obligée de céder, il y auroit plus de peine; mais vous cédez au grand seigneur de votre province; il faut qu'il cède à un homme titré, que l'homme titré cède au prince, que ce prince cède à un plus grand prince que lui, que ce plus grand prince cède au Roi, et enfin que le Roi cède à la raison, aux lois, aux coutumes, et surtout qu'il soit soumis à la volonté de Dieu.

EUGÉNIE.

Quelle différence y a-t-il entre les princes?

ALPHONSINE.

Comme dans la noblesse, les maisons plus anciennes, et aussi la souveraineté un souverain, quoique issu d'une maison moins illustre, ne cède pas à un prince qui n'est que cadet; ils évitent autant qu'ils peuvent de se trouver ensemble.

PLACIDE.

Eh! si les rois se trouvoient ensemble, comment feroient-ils?

ALPHONSINE.

Ils ne se commettroient pas sans être convenus de ce qui s'appelle le cérémonial, c'est-à-dire la manière dont ils se traitent.

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ya,

CONSTANCE.

dans les rois comme dans les princes, des

degrés différents, par la grandeur, par l'étendue, par la puissance des royaumes.

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