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tour pour vivre en paix, et les plus aimables sont ceux qui ont beaucoup d'égards pour les autres, et qui en demandent peu pour eux.

CONVERSATION XXIX.

SUR LES DIFFÉRENTS ÉTATS',

LUCILE.

J'entends dire souvent que tous les états sont confondus; je ne comprends pas bien clairement ce qu'on veut dire.

CONSTANCE.

Je vous l'expliquerai avec plaisir, car personne n'est plus choquée que moi de ce renversement.

LUCILE.

Je vous serai bien obligée.

CONSTANCE.

Quand on dit que les états sont confondus, on a grande raison, car effectivement on ne voit personne à sa place; chacun veut être aussi grand que l'autre le gentilhomme égal au seigneur; le seigneur veut être prince; le prince veut être aussi

:

1 Cette Conversation renferme des traits importants pour l'étude des mœurs de l'époque. Dans l'édition de 1757, elle est singulièrement mutilée, surtout dans la partie relative à la noblesse, et toute la fin a été retranchée.

grand prince que ceux qui sont au-dessus de lui, et ainsi de suite.

EUGÉNIE.

Mais, en effet, pourquoi ces différences? Et quand on est né gentilhomme, pourquoi céder à un autre qui se croit de meilleure maison parce qu'il a plus de bien ou quelque charge que l'autre n'a pas?

CONSTANCE.

On ne cède pas sur l'opinion, mais sur la vérité, et il y a même une notoriété publique à laquelle il faut déférer.

ALPHONSINE.

Je ne sais ce que c'est que notoriété publique.

LUCILE.

Je crois que c'est ce que tout le monde croit et dit, et qui passe pour vrai quoiqu'il n'y en ait pas de preuve.

PLACIDE.

Mais enfin, mademoiselle, démêlez-nous ce que c'est que ces états confondus, et qu'il faudroit qu'ils fussent réglés.

CONSTANCE.

Il est certain que Dieu a mis les hommes en des états différents, et que, s'ils étoient sages, ils s'y tiendroient, car il n'y en a point qui ne soit honnête1.

LUCILE.

Trouvez-vous la condition d'un paysan fort hono

rable?

1 Voir page 346.

CONSTANCE.

Elle l'est très-fort, on ne sauroit s'en passer. De quoi vivrions-nous, si personne ne cultivoit la terre et ne recueilloit du blé?

LUCILE.

Je conviens qu'elle est nécessaire, mais elle est basse.

EUGÉNIE.

Il faut bien que tout se fasse1, et, dans cet état comme dans tous les autres, c'est le mérite qui distingue.

PLACIDE.

Quel mérite peut avoir un paysan que celui de bien travailler?

CONSTANCE.

Le même que dans tous les autres emplois, qui est de vivre en homme de bien et d'honneur; il n'y a guère de village où il n'y ait quelque paysan dont la probité est connue et dans lequel tous les autres se confient; ils ont du bon sens et de l'esprit.

PLACIDE.

Avez-vous eu beaucoup de conversations avec

eux?

Souvent.

CONSTANCE.

PLACIDE.

Je serois bien honteuse si on me voyoit parler à un paysan.

1 On doit remarquer que Mme de Maintenon ne relève pas le mot condition basse.

ALPHONSINE.

Ces idées-là sont d'un enfant qui n'a jamais rien vu. Le Roi leur parleroit volontiers, et je suis assurée qu'il le fait en bien des occasions.

LUCILE.

Croyez-vous qu'ils fussent bien propres à notre

conversation?

CONSTANCE.

Non; il faut leur parler de ce qui leur convient, de leurs affaires, de leurs familles, des biens de la terre, et vous les trouverez en tout cela éclairés, habiles et de très-bon sens1.

LUCILE.

Marquez-nous donc les degrés de toutes les con

ditions.

CONSTANCE.

Les artisans des gros lieux, c'est-à-dire des bourgs et des villes, qui sont des états encore nécessaires et honorables, et dans lesquels on trouve ce bon sens dont je viens de parler; vous avez ensuite les marchands, qui sont utiles au public et au commerce: c'est ce qui s'appelle les bourgeois, les échevins, les

1 Ce jugement de Mme de Maintenon sur les paysans est trèsremarquable, surtout quand on le compare à celui de La Bruyère: L'on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus dans la campagne, noirs, livides, et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu'ils fouillent et qu'ils remuent avec une opiniâtreté invincible; ils ont comme une voix articulée, et quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine, et en effet ils sont des hommes; ils se retirent la nuit dans des tanières, où ils vivent de pain noir, d'eau et de racines, etc. »

élus et les chefs qui gouvernent la police, c'est-àdire qui gouvernent les villes et tiennent la main contre le désordre; il y aussi, pour la sûreté des biens, des notaires qui se mêlent de placer l'argent et de le faire valoir.

ALPHONSINE.

Il y a des procureurs qui font les écritures nécessaires pour faire connoître aux juges les raisons de nos procès.

CONSTANCE.

Des avocats qui plaident les causes.

ALPHONSINE.

Des conseillers et des présidents qui les jugent,

EUGÉNIE.

Et tous ceux que vous venez de nommer sont plus ou moins par degrés?

CONSTANCE.

Oui, le procureur est moins que l'avocat, l'avocat moins que le conseiller, le conseiller au-dessous du président, et ainsi du reste.

EUGÉNIE.

Je ne crois pas tant de degrés dans la noblesse; et pour moi, je compte que, dès qu'on peut prouver qu'on est né gentilhomme, le plus ou le moins ne fait plus rien.

ALPHONSINE.

Il y a des degrés dans la noblesse : les unes sont plus anciennes, les autres ont été soutenues par de grands biens, les autres illustrées par des dignités, les autres par les alliances, et ce sont là les rangs différents.

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