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gela d'un bord à l'autre, à tel point que quelques-uns furent assez hardis pour le traverser dans sa plus grande largeur à pied sec. La plupart ne s'aventuraient pas si loin et se contentaient d'y faire, comme je le fis, une promenade d'au moins un bon quart de lieue; mais assez en avant de la rive, et presque jusqu'à cette distance, on voyait parfois la population entière de la ville sur cette plaine de cristal que l'hiver venait soudain d'affermir. Tout ce monde y prenait ses ébats, jouait, riait, se croisait comme dans une fête et un lieu public. On avait même improvisé sur la glace des cafés et des carrousels. Quant aux patineurs, vous pouvez jugers'ils étaient sur leur élément, et quel triomphe pour eux. Tel est le tableau que M. Jules Gerster a voulu peindre, et dont voici quelques traits:

Partout la vie est morte; en revanche elle éclate

Sur tous nos bords glacés de l'Evole aux Faubourgs :
L'un entr'ouvre un manteau qui, doublé d'écarlate,
Laisse flotter au vent l'or de ses brandebourgs.

D'une tunique russe un autre se pavane;
Ici l'on voit briller les pantalons de daim
D'un fat qui se dandine en fumant le Havane
Et jette sur la foule un regard de dédain.

Un renard a donné sa plus riche dépouille,
Pour enceindre le col d'un carrick élégant,
Et l'hermine du nord qui jamais ne se souille,
Coupe le velours bleu d'un costume fringant.

Les dames du grand monde exhibent leurs parures:
Palatine ondoyante et manchon ouaté

Font saillir les couleurs de deux belles fourrures,
La zibeline noire et le grèbe argenté.

Le paletot d'hiver se croise avec la blouse,
La bure avec la soie aux reflets de tabis;
De loin tout cela prend l'aspect d'une pelouse
Où s'émaille en tout genre un contraste d'habits.

Belles! ces jours de froid vous servent à merveille;
Votre haleine bleuàtre embaume l'air heureux.
Sous un vif incarnat votre teint se réveille,

Vos yeux semblent tenir un langage amoureux.

Admirez-vous cet homme aux traits nobles et calmes,
Qui près de vous circule avec grâce empressé;
Son léger bonnet vert, fleurdelisé de palmes,
Agite un floc d'azur coquettement tressé.

Que d'évolutions, d'allures pittoresques,

Quels gracieux contours! D'un air sentimental
Il s'amuse à décrire un groupe d'arabesques,
Et guilloche en tournant des nappes de cristal.

Il brode des festons dans un goût fantastique
Qui simulant les fleurs d'un tissu damassé,
Forment les entrelacs d'un chiffre énigmatique
Qu'il efface bien vite après l'avoir tracé.....

Dans les ébats rivaux de cette immense arène,
Tous n'ont pas et la grâce et l'essor vigoureux;
Pour trop s'abandonner à l'ardeur qui l'entraîne,
Plus d'un fit dans sa chute un écart malheureux.

Beau comme un officier le jour d'une revue,
Parmi ceux qui du monde occupent l'entretien.
Se distingue un jeune homme; il est toujours en vue
Et promène partout l'orgueil de son maintien.

Mais voilà qu'un obstacle arrive à la traverse :
Tout à coup dans son vol, léger comme l'oiseau,
Du haut de ses patins il tombe à la renverse,
Et la foule de rire au nez du damoiseau.....

C'est l'image en petit de cette vie amère

Où l'on en voit si peu rester longtemps debout;
Heureux qui sillonnant ce théâtre éphémère,

Sans broncher d'un seul pas se maintient jusqu'au bout!

Mais aujourd'hui qu'importe ou prouesse ou mécompte !
Ce temps si loin de nous n'est plus qu'un point obscur,
Un écho qui parfois se réveille et raconte
Ces scènes d'un autre âge à l'homme déjà mûr,

A celui qui souvent se recueille et compare
L'époque où nous vivons et celle qui n'est plus.
Il me semble déjà qu'un siècle les sépare,
Mais je ne dirai rien de ce que j'en conclus.

Eh bien, ne sont-ce pas là des vers pleins de tour et qui n'en ont l'allure que plus facile? en d'autre termes, ne sont-ce pas là véritablement des vers, et non pas de la prose rimée? Tous ces petits détails de costume et de mouvement ne sont-ils pas parfaitement rendus, ciselés, j'allais dire avec l'auteur, guillochés, non-seulement comme comme sur la nappe de cristal du patineur, mais comme sur un plat d'argent? Ne voit-on pas cette foule bariolée, et tout ce tableau ne vous fait-il pas l'effet de la vérité même? J'en excepte uniquement pour ma part l'haleine bleuâtre des dames, que j'avoue n'avoir pas remarquée ; j'en crois volontiers M. Jules Gerster sur parole, mais où diantre l'observation va-t-elle se nicher?

Sur tout le reste, j'en puis parler savamment, car j'y étais. Je vous en ai déjà dit quelque chose, faute d'avoir à vous conter ce jour-là de moins pauvres aventures que les miennes. Je me trouvais donc à Neuchâtel où j'avais l'audace de postuler une chaire de littérature et d'histoire, bien que je ne fusse toujours à Lausanne que simple étudiant. On était alors en plein romantisme, et moi-même, s'il faut le dire, j'y étais passablement enfoncé; il partageait le monde en deux camps, et jusqu'à la commission de qui mon sort dépendait. Or, ne s'avisa-t-elle pas de me donner pour sujet de ma thèse: Du romantisme et du classicisme, et qu'en pense Monsieur..... le postulant? Il y avait là de quoi me gratter l'oreille, et en effet je n'y manquai pas, même en allant le soir, après mon travail, me promener à pied sur le lac; mais

puisque je devais aussi enseigner l'histoire, je pris la chose historiquement. Je remontai à Ronsard et aux autres, racontai les origines présentes et lointaines du romantisme, et montrai ainsi comme quoi, puisqu'il y avait eu une révolution littéraire au seizième siècle, il pouvait bien y en avoir encore une de notre temps. Voilà comment, sur ce que je pensais"du romantisme, je le dis sans le dire, et me tirai d'affaire combien qui ne s'en tirent que de cette façon-là ! Ou plutôt, ce fut la bienveillance de mes juges, classiques et romantiques, qui m'en tira, en me nommant. Je vis aussitôt apparaître M. Jules Gerster parmi mes élèves, et avec des vers déjà, qui prouvaient sa sympathie pour mes principes en fait de révolutions littéraires. Vous pouvez donc juger de mon plaisir à me retrouver avec lui dans ses Esquisses, et foulant du pied comme autrefois les ondes de son lac un moment cristallisées vaste salle au parquet de glace, ayant le Jura et les Alpes pour parois lambrissées de neige.

Mais pourquoi, tout en restant bon Neuchâtelois, M. Jules Gerster n'aborde-t-il pas d'autres sujets, comme il pourrait aisément le faire s'il voulait ? pourquoi s'en tient-il et revient-il toujours à son lac?..... Hélas! que fais-je moi-même! ne m'y suis-je pas encore attardé tout à l'heure, et ne pourrait-on pas me reprocher d'y revenir à tout bout de champ, au moindre sentier qui s'y prête? Moi aussi,je me retourne à l'instant de ce côté-là, cemme on se retourne vers la jeunesse, vers la poésie, vers la vie, lorsqu'on sent qu'elle s'éloigne et décroît : nous ne sommes pas les seuls à nous retourner ainsi vers cette année 1830, si riche de promesses littéraires et autres, qui ne se sont guère réalisées! Il y a pourtant cette différence entre M. Jules Gerster et moi que ce n'est pas son lac poétique, mais le mien, qui est maintenant gelé comme jadis celui de Neuchâtel. Aussi ce n'est plus la Muse, c'est la Chronique seule qui s'y promène. Elle y vient patiner sur toutes sor tes de sujets, se lancer à gauche, à droite, tracer toutes sortes de zigzags: moins, il est vrai, en patins d'un acier poli et bien aiguisé, qu'en sabots de bois, et au risque d'entendre soudain craquer la glace autour d'elle et rire les spectateurs. Mais, ô bizarrerie du cœur humain ! savez-vous ce qui l'attire et lui plaît le plus sur ce théâtre de ses prouesses, ce qui l'y ramène d'année en année et, s'il plaît à Dieu, l'année prochaine encore l'y ramènera ? Ce sont précisément ces spectateurs, même rieurs et malins, ces témoins de ses efforts, de ses écarts, de ses chutes et de ses maladresses: chers spectateurs, c'est vous-mêmes, si vous le voulez bien. Telle est donc désormais ma compagne, maintenant que la fin de l'automne m'annonce qu'il ne peut

R. S.

Décembre 1858.

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plus que neiger sur moi. Heureux qui est resté fidèle à la Muse, qui la suit toujours sur les monts, et que la chute des feuilles n'avertit pas de descendre et de se tenir dans la plaine. Ainsi en est-il de ceux dont je viens de parler aujourd'hui, et de tant d'autres là-bas que je pourrais même nommer. Oui, heureuses gens, même de tout âge, qui ont encore le temps de faire des vers! Je le leur cords bien, pour employer aussi un mot du pays, qui m'a toujours paru d'une énergie extrême; je le leur cords bien, quoique je leur envie d'une envie non moins cordiale. Mais si la Muse est toujours jeune, et si la Chronique ne l'a jamais été, celle-ci a pourtant un avantage : c'est qu'entre vieux amis, il en est d'elle comme des petits présents, elle entretient l'amitié.

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