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mine et qui gouverne en Suisse n'est-il jamais injuste envers les hommes des partis vaincus et dominés, injuste dans les rapports sociaux sur lesquels s'étend son influence, injuste dans la distribution des emplois, injuste dans les lois qui émanent de lui directement ou indirectement? De la haine au mépris des lois qui protègent ceux qu'on hait, la distance n'est pas grande non plus le peuple, excité par des meneurs intéressés, ne l'at-il pas franchie parmi nous plus d'une fois?

Il y aurait sur de telles questions de tristes réponses à faire. Je m'en abstiens, car j'ai hâte de quitter le terrain brûlant sur lequel mon sujet vient de m'amener.

Je dois d'ailleurs reconnaître que les passions dont je parle ont déjà perdu de leur violence, et que leurs déplorables effets tendent sensiblement à s'atténuer, dans plusieurs cantons, sous l'influence d'idées moins absolues et de sentiments moins exclusifs. L'état présent des choses suffit encore, cependant, pour expliquer, disons-le franchement, pour fortifier la répugnance qu'éprouvent beaucoup de nos capitalistes à remplir, dans la production et en général dans le mouvement économique de notre pays, le rôle dont l'intérêt de leur pays et leur propre intérêt les appelleraient à se charger 1.

Voilà donc de nouvelles vertus à signaler, sur le chemin où nous a conduits la recherche de nos intérêts économiques. La justice chez les gouvernements, le respect des lois chez le peuple. Vertus précieuses! la première, assez rare dans les démocraties, surtout dans les petites démocraties, où des haines et des rancunes personnelles enveniment trop souvent l'antagonisine des partis; la seconde, heureusement plus commune, au moins chez certaines races, tellement nécessaire, partout, au développement économique des sociétés, que les progrès d'un

4 Les emprunts que divers gouvernements cantonaux ont si facilement obtenus ne prouvent rien, si ce n'est qu'on agiote sur les valeurs suisses comme sur les autres. On pourrait tout au plus en conclure qu'il règne parmi les capitalistes une certaine confiance dans le bon sens et l'honnêteté de la démocratie suisse. On la croit incapable de manquer à des engagements pécuniaires contractés en son nom. Mais la démocratie athénienne, contrairement à l'opinion qu'on se forme souvent, était admirable aussi d'honnêteté et de bon sens, ce qui ne l'avait pas empêché de rendre l'existence des riches insupportable, en leur refusant toute justice et en les privant de toute sécurité. La démocratie peut, sans être banqueroutière, se montrer injuste et oppressive envers ceux qu'elle regarde comme ses ennemis; honnêtement injuste et sagement oppressive!

peuple dans la production des richesses pourraient donner la mesure de son respect habituel pour les lois.

Ainsi la moralité publique et privée, la moralité du gouvernement et des individus, est une chose économiquement utile, une chose utile autant que belle, propre à nous enrichir et à nous procurer le bien-être, aussi bien qu'à nous préserver de la décadence et de l'animalisme !

Avant d'en finir sur les intérêts de la production, il me reste à dissiper un doute qui a pu s'élever dans l'esprit de mes lecteurs Suffirait-il que la Suisse pût disposer d'un capital plus considérable, pour qu'elle accrût dans la même proportion ses productions annuelles et qu'elle se trouvât en définitive plus riche et plus prospère ?

(La suite au prochain no.)

A.-E. CHERBULIEZ.

LA MADONE DE PIOGRE

CONTE VRAI.

EPIGRAPHE

Dic mihi, Maria, quid vidisti in via?

I

Il vivait autrefois en Allemagne, un musicien nommé Ulric, lequel était beau, riche, honoré, plein de talent et myope. Il ressemblait, avec ses yeux effarés, ses regards vagues, sa barbe soyeuse et son profil rêveur, à un jeune prophète en contemplation. A quinze ans il avait fait une symphonie; il eût été célèbre à trente. Mais vint une révolution qui l'emporta dans ses courants.

Il mit en musique une marseillaise allemande cù il était question d'immensité bleue et de mal du ciel. Il obtint un succès d'enthousiasme. Son roi l'invita à dîner avec un premier savant qui était en train d'écrire quatre volumes sur le monde, un deuxième savant qui avait constaté la hauteur de toutes les pyramides, et un troisième savant qui savait trop de choses pour en dire une seule, tous trois réels conseillers privés. Au dessert, après boire, dans un moment d'effusion, le monarque entonna l'hymne national. Les savants légèrement endormis firent chorus et, par surcroît de faveur, le musicien, qui ne prisait pas, reçut de son maître et seigneur une tabatière.

Si bien que, l'année suivante, les opinions s'étant légèrement modifiées, on trouva cette musique entachée de démagogie et de socialisme, et Ulric fut banni de son pays à perpétuité.

Il dut cette disgrâce à sa myopie. Un jour de bagarre, il avait vu un militaire passer à cheval en tenant à la main le drapeau national. Il crut que ce militaire était le roi, l'ayant vu chevaucher l'année précédente, en un costume, sur une monture et avec une bannière analogues. Il tira donc et agita son chapeau sur le passage du cavalier.

Hélas! ce n'était plus le roi, mais un révolutionnaire couleur de sang qui prêchait les barricades comme un moment nécessaire de la soi-conscience niant la négation du moi nié par le nonmoi.....

Aussi deux constables vinrent droit à Ulric et comme il ne les voyait pas, l'atteignirent bien vite. On évoqua ses précédents, on se rappela l'hymne national, on retrouva la tabatière, on fit observer avec indignation que ce misérable avait été comblé par la munificence du souverain. Et lorsqu'il voulut s'excuser en expliquant son erreur, on regarda sa justification comme un sarcasme odieux qui aggravait son crime.....

Et c'est ainsi qu'Ulric fut proscrit honteusement, pour avoir cru saluer son roi.

Dès lors il mena une vie plus que nomade. Chassé de pays en pays par les polices amies ou alliées de son gouvernement, poussé, ballotté, secoué, rejeté d'une vague à l'autre par les orageux reflux des contre-révolutions, il finit par s'engraver un beau jour dans un bas-fond républicain où on le laissa tranquille.

Mais, durant cette course hâtive à travers le monde, il avait eu le temps, dans un musée, de devenir éperdûment amoureux. Il s'était arrêté douze heures, en deux fois, dans une ville où il lui avait été concédé de rester deux jours, devant un tableau suave, naïf, minutieux, tranquille, une vierge peinte par un vieux maître allemand.

Il arriva, plein de cet amour, dans la commune de Piogre. Ici le conteur doit lutter centre le scepticisme d'une part, et l'ignorance de l'autre. Il sait que les doctes ont nié l'existence de Piogre, comme on nie tout dans le siècle incrédule où nous vivons. De son côté, le vulgaire, reléguant cette localité dans une géographie fantastique, a fait de Piogre une cité fabuleuse, habitée par je ne sais quel maréchal-ferrant légendaire, dont l'occupation manque de réalité.

Mais Piogre n'est pas une fiction, Piogre existe. Ce n'est, de

vrai, qu'un endroit subalterne et un peu sacrifié au chef-lieu trop voisin (il n'en est éloigné que d'une demi-lieue), mais ce n'en est pas moins une ville très-réelle, très-actuelle, où quelques milliers d'hommes et de femmes travaillent, souffrent, bâillent, se battent, se pendent, se marient, aussi bien ou aussi mal qu'ailleurs.

Donc Ulric se trouva un beau jour à l'iogre. La ville lui plut, parce qu'elle ressemblait à celle où il était né. Les rues s'y alignaient avec la même monotonie, larges, ennuyées, vides, à maisons basses, à boutiques rares et dégarnies, à pavés disjoints et cahotants. Deux places s'y ouvraient d'un air hébété devant deux temples aussi niais l'un que l'autre et quelques arbres boudeurs y poudroyaient mélancoliquement. Il n'y avait de joli dans la ville que ce qui n'en était plus : d'un côté un bras de torrent qui semblait accoudé sur elle, de l'autre un bras de campagne qui l'enlaçait à demi, une allée verte et touffue le long d'un canal -- puis, à l'horizon, la montagne.

Mais ce ne fut point là ce qui ravit Ulric. Au contraire, il aima d'abord Piogre en soi, le Piogre maussade et hargneux, les arbres grognons, les maisons, les temples, tout ce qui ressemblait à l'ennui natal. Il en voulut à l'eau courante de rouler si copieuse, en ondes blanchâtres, dans son large lit; il l'eût désirée minée et noire comme un filet d'encre, dans une rigole en pierre tel était le ruisseau de son pays. La montagne si splendidement drapée de pourpre au coucher du soleil lui obstruait. l'horizon. Mais une hideuse maison lui arracha des larmes.

Cette maison était la plus laide de Piogre, où il n'y en a que de laides. Elle paraissait peinte en poussière, les persiennes étaient grises, le toit bourbeux. La porte s'ouvrant sur la rue se montrait d'un rouge si crû, qu'elle dégoûtait d'y heurter. La maison se composait de deux étages et d'un grenier, chaque étage avait deux fenêtres, la porte bàillait au dessous, flanquée de deux petites lucarnes à l'entresol, derrière lesquelles, de la rue, on ne voyait que des toiles d'araignée sur un fond noir.

Ulric s'arrêta devant ce taudis et poussa un cri de joie. Puis il resta un long moment en observation devant ce miracle de l'art.

A l'une des quatre fenêtres de la maison, il avait reconnu, copiée en chair et en os, la vierge de la peinture allemande. Grâce à Dieu, sa contemplation put se prolonger sans ameuter

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