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fin d'une vie bien remplie. Il a noblement accompli sa tâche et il se repose un instant aux derniers rayons d'un beau soleil d'automne avant de s'endormir pour toujours.

Voilà, messieurs, tout ce que je puis écrire sur cette première journée. Et il me semble que mon exposition présente une juste appréciation de notre Belle-Rivière. Si ce n'est pas sufsant pour la faire bien connaître, du moins en ai-je dit ce que j'en sais et ce que j'en ai vu moi-même.

Pour moi, dit M. Tapfer, j'aurais fait mon exposition tout autrement. Au lieu de chiffres, car il n'y a de positif que les chiffres, vous nous donnez de belles paroles. Au lieu de faits, vous nous ennuyez de détails géographiques que le moindre traité élémentaire nous indiquerait cent fois mieux. Au lieu de montrer comment les richesses naturelles entassées dans la vallée de l'Ohio, surtout les immenses dépôts de houille et de fer, que la rivière traverse, marquent évidemment cette contrée comme patrie de la civilisation future, comme un lieu destiné par la Providence ou plutôt par les lois naturelles au développement d'une race humaine toute puissante, à l'accumulation d'une population riche, heureuse et libre, plus pressée qu'on ne la vit jamais en aucune partie du globe; vous vous amusez à une série de tableaux qui ne sont que des ombres et qui ainsi ne touchent en rien à la réalité. Ils pourront plaire à l'imagination de quelques-uns de vos lecteurs; mais ils feront hausser les épaules de pitié à ceux qui ont tant soit peu le bon sens et l'esprit pratique de notre époque. Jadis la nature était faite pour les poètes. Elle avait sa vie, ses formes, ses couleurs, maintes choses que les rêveurs s'amusaient à regarder et à décrire. Mais maintenant, il n'y a plus de poètes, chacun le dit assez haut pour qu'on le sache; il n'y a plus que des spéculateurs. Et si la nature ne nous établit positivement sa valeur en dollars, c'est une belle fille sans dot; il vaut mieux, croyez-moi, s'en passer et la laisser à l'écart. Ne le pensez-vous pas ainsi, M. Grosset?

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Je ne voudrais pas affirmer que tout est mauvais dans l'exposition de notre historiographe. Il y aurait beaucoup à corriger sans doute; surtout il y manque la partie industrielle et les détails d'application que vous oubliez vous-même tout à fait. La nature appréciée par ce qu'elle vaut sans le travail de l'homme, n'est qu'un mythe, un fantôme de bellejeune fille riche, pour continuer votre comparaison, et à qui vous enlevez sans

pudeur les vêtements dont la poésie la couvre. Nourrirez-vous l'homme avec des pommes et des prunes sauvages? A quoi vous serviraient les bancs de houille et les lits de cailloux de fer dans l'état naturel où vous les rencontrez? Votre intimation du futur développement de populations agglomérées et riches en proportion des richesses naturelles de la vallée de l'Ohio, en proportion surtout de l'étendue des bassins houillers des Etats-Unis, est la répétition d'une vieille assertion chimérique retournée et publiée de mille manières, pour satisfaire la vanité du Yankee. Il n'y a guère un professeur ambulant qui ne l'ait présentée comme idée nouvelle à ses auditeurs enthousiastes. Mais qu'at-elle de vrai? Ce n'est pas la nature qui amène par ses produits le développement de telle ou telle race. Les peuplades indiennes que vous appelez sauvages n'ont-elles pas habité ce continent pendant des milliers d'années, sans laisser la moindre trace de leur passage et par conséquent sans avoir fait un pas vers la civilisation? C'est donc l'homme lui-même, c'est son industrie qui donne à la nature sa valeur, qui transforme en richesses ses produits inutiles et se multiplie sur un lieu donné en proportion des forces qu'il lui faut pour la vaincre ou la dominer. Voudriez-vous affirmer que les populations du HautJura doivent leur prodigieuse agglomération aux avantages naturels que ces montagnes leur offrent, ou que les Chinois doivent la multiplication de leur race à des bancs de houille ou à des mines de fer. C'est l'industrie qui fait tout pour l'homme; et notre secrétaire, en exposant mes plans.....

Un long baillement de l'écrivain, suivi d'un ronflement sonore de M. Polyp, qui, sans avoir quitté sa pipe s'est endormi dans le coin, coupe brusquement le thème favori de l'ami Grosset. Le secrétaire, qui attendait un compliment, se lève désappointé. Le plus sage, dit-il, c'est de chercher maintenant nos lits; car je m'aperçois que le cerveau des auditeurs est considérablement obscurci. Les faits, les accidents particuliers, les détails historiques, les applications industrielles, tout cela peut se trouver à sa place aux diverses localités que nous verrons sur la route. Vous dicterez alors et j'écrirai. Mais il faut que chaque chose ait son tour.

- Pas d'aigreur dans les discussions, messieurs, s'écrie l'ami Grosset; je lève la séance. Et avant d'en finir, je propose que nous nous votions des remerciements et surtout un verre de

punch froid aux frais de la compagnie que nous représentons. Mais ne réveillons pas Polyp, il n'a pris nulle part à nos fatigants travaux et il a bien assez bu pour un jour. Sa part me revient de droit.

- M. Tapfer ne boit que de l'eau.

Tant mieux, me dit tout bas notre industriel en me prenant le bras; nous voilà, pour aujourd'hui du moins, assurés de deux portions chacun.

Léo LESQUEREUX.

LA VALLÉE DU RHÔNE

IV

De Louèche à Zermatt.

Tous ceux qui ont parcouru le Valais en 1856 ont vu avec surprise des forêts entières de melèzes en apparence desséchées trancher par leur teinte sur le vert obscur des sapins, et former sur les pentes une ceinture rougeâtre non interrompue à 500 mètres au-dessus du Rhône. Cette large bande de mélèzes malades pénétrait en conservant son niveau dans les vallées latérales, et éveillait partout des craintes sur l'avenir des forêts qui font à ces vallées un rempart contre les avalanches. A Louèche, les beaux mélèzes qui dominent le village à l'est avaient aussi eu leurs jeunes feuilles dévorées par les myriades de petites chenilles grises et velues qui ont été dans tout le Valais la cause de cette dessication heureusement temporaire des bois de melèzes. On ne sait à quoi attribuer la propagation extraordinaire de ces chenilles, qui, si elles étaient connues des forestiers, ne les avaient pas encore frappés par une apparition aussi générale et aussi menaçante.

Par le beau temps, la descente des bains à Louèche-la-ville se fait d'autant plus commodément à pied, qu'on peut suivre en plusieurs endroits l'ancienne ronte qui, à partir d'Inden, fait

éviter les sinuosités de la nouvelle chaussée. Aussi, parti à sept heures des bains, j'arrivai à neuf heures à la Souste, relai de poste situé en face de Louèche-la-ville, en même temps que la diligence du Simplon. Quelques cigares offerts à propos au conducteur et au postillon me valurent, avec une place à côté de ce dernier, l'avantage de bien voir le pays et d'observer commodément les accidents de la chaîne de rochers arides qui se dresse au nord de la grande vallée. Après avoir contourné la circonférence entière du cône de déjection, dont le bois de Finges recouvre la portion occidentale, la route se dirige en droite ligne sur Tourtemagne en suivant une plaine marécageuse couverte de roseaux et de flaques d'eau. Tourtemagne est un village situé au débouché d'une vallée transversale dirigée au sud entre le val d'Anniviers et celui de St.-Nicolas, et terminée par le grand glacier de Tourtemagne, qui descend du Weisshorn et du Bruneck horn. Cette vallée étroite a l'une de ses pentes tapissée par une immense forêt de sapins, appelée Dubenvald, qui mérite en core le titre de forêt vierge, tellement les exploitations y sont difficiles. Au delà, la vallée s'élargit et ses pentes se couvrent de prairies au milieu desquelles on ne rencontre que des chalets et quelques hameaux habités pendant quelques mois d'été.

Un torrent sorti du glacier arrose ou plutôt approfondit cette coupure, creusée toute entière dans les schistes verts, et fait un saut de 200 pieds de hauteur au fond d'une gorge qui s'ouvre derrière le village de Tourtemagne. Cette cascade, qu'on aperçoit de la route, est superbe et d'un abord facile. Au delà de Tourtemagne et en face, une profonde incision dans la muraille qui borne l'horizon au Nord, indique l'entrée de la vallée de la Lonza, qui se dirige parallèlement à celle de Louëche au Nord, et puis au Nord-Est, et se termine au glacier de Lötschen, le dégorgeoir occidental de l'immense plateau de glace qui descend des revers méridionaux des hautes Alpes bernoises. Entre la Lonza et le Rhône, ce haut plateau se prolonge au Sud-Ouest par l'Aletchhorn, qui mesure près de 13,000 pieds, le grand Nesthorn (11,760 p.) et le Bietschhorn (12,179 p.), la seule cime neigée et arrondie qui se dresse à l'horizon de Sion et de Sierre vers l'Orient. La vallée de Lötschen s'enfonce profondément entre ces hautes montagnes et la chaîne qui met en communication l'Altels et le Tschingelhorn; cette vallée sauvage est peu connue,

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