Page images
PDF
EPUB

des deux voyageurs égarés, celui même qui nous racontait tout ceci, résolut de tenter l'aventure. Otant donc ses habits, il entra dans la rivière, y trouva pied assez longtemps, puis, quand le fond vint à lui manquer, se jeta bravement à la nage et, toujours guidé par la lumière que le feu projetait de la rive, il arriva ainsi heureusement au bateau. Heureusement encore, il ne rencontra pas d'obstacle à en détacher la chaîne, et, s'en étant ainsi rendu maître, il l'amena au bord qu'il venait de quitter. Ce ne fut pas sans une certaine satisfaction, nous disait-il, qu'il sentit de nouveau ses habits sur ses membres glacés. Du reste, il acheva bientôt de se réchauffer en faisant force de rames avec son frère pour vaincre le courant, qui les porta cependant un peu plus bas de l'autre côté. Enfin, ils y étaient! c'était là l'essentiel; ils se regardaient par là cómme hors d'affaire et en bon chemin d'avoir cause gagnée. Effectivement, lorsqu'après avoir remonté la rivière pour se remettre dans la direction du bac, ils commençaient à s'en éloigner, ils trouvèrent une hutte construite en poutres grossièrement équarries, entre les interstices desquelles de faibles raies de lumière prouvaient qu'elle était habitée. C'était la demeure du passeur; mais y étant rentré à l'approche du soir, et d'ailleurs vieux et à demi sourd, il n'y avait rien d'étonnant à ce que leurs appels ne fussent pas parvenus jusqu'à lui; ils eurent même assez de peine à le tirer de son sommeil ou de sa torpeur, puis de son profond étonnement quand ils lui eurent conté et démontré par leur présence comment ils étaient venus à bout de passer la rivière sans son secours ni celui de son confrère de l'autre rive, ou absent ou encore plus éloigné.

Sur ses indications, et la route devenant moins confuse aux abords de la partie du pays habitée que dans la partie déserte, où souvent elle s'efface et se perd à travers champs, ils arrivérent cette fois sans encombre à leur destination présente. C'était une petite ville de planteurs, d'environ un millier d'habitants, un peu perdue, comme on voit, au milieu des terres. Elle ne leur offrait done pas assez de ressources pour deux. En conséquence l'un des frères poussa, une trentaine de milles plus loin, où il trouva une station analogue, tandis que l'autre, notre narrateur, resta dans la première, avec l'intention d'y ouvrir aussi une école privée.

Il n'en est pas dans le sud des Etats-Unis comme dans le nord, partout bien pourvu d'écoles publiques, dont la plupart ont même des fonds et des revenus qui leur permettent de donner l'enseignement à un prix très-peu élevé. Dans le Sud au contraire, où la vie est de tout point beaucoup plus à l'abandon, moins stricte, moins ferme et moins bien réglée, il n'y a en général point d'écoles publiques, mais seule

ment des écoles particulières, qui coûtent ainsi beaucoup plus cher aux parents des écoliers.

La petite ville en question n'avait à ce moment-là aucune école ni de l'une ni de l'autre espèce. Notre voyageur avait donc lieu d'espérer que sa tentative serait bien accueillie et honnêtement récompensée. Sous le patronage de l'un des principanx habitants auquel il était recommandé, et qui lui fournit gratuitement un local, il s mit aussitôt à l'œuvre, annonça son intention par des affiches manuscrites collées contre les murs, et indiquant le jour et l'heure où il commencerait.

[ocr errors]

Le local, également désigné, était une assez grande chambre d'une maison de bois, comme le sont la plupart des maisons dans le Sud, surtout dans les plantations et les petites villes de l'intérieur.

A neuf heures du matin, notre maître d'école improvisé s'achemine vers la salle où il avait convoqué ses futurs éléves, et y fait majestueusement son entrée : d'autant plus majestueusement, qu'elle a lieu dans le silence et le vide le plus complets. Pas un seul écolier, ni de près ni de loin; ni sur la porte, ni à l'horizon de la rue, aucun bambin qui apparaisse. Seulement, dans la salle, un vieux nègre qui la balayait tout primitivement avec une branche de pin.

Un tel début n'était pas fait pour encourager; mais un véritable Américain ne se décourage jamais notre maître d'école en expectative ne s'installa donc pas moins à son pupitre, ou à ce qui en tenait lieu. Il y siégea ainsi dans la solitude, au moins une bonne heure. Enfin apparut sur le seuil une petite figure qui regardait dans la salle d'un air de curiosité. «Que voulez-vous?» demanda le maître.

« Apprendre à lire, écrire et compter. » — « Bien! asseyez-vous lå, je vous l'apprendrai. » Au bout d'une nouvelle heure d'attente, ce fut un grand drôle d'une vingtaine d'années et la mine éveillée, mais dont toute l'éducation était encore à faire, car il déclara vouloir aussi apprendre à lire, écrire et compter. Le maître le fit asseoir à côté du bambin premier arrivé. Puis un autre étant survenu, il se trouva ainsi avoir trois élèves vers le milieu de la journée. Mais au bout d'un mois il en avait déjà une vingtaine, et chacun lui payait pour une demi-année scolaire de cinq mois, de quinze à vingt-cinq dollars (75 à 125 fr.), selon la nature de leurs études plus ou moins relevées, quelques-uns poussant leurs prétentions jusqu'au latin et au grec et ne se bornant pas à vouloir apprendre à lire, écrire et compter.

Bref, après dix-huit mois de séjour soit dans cette ville soit dans une autre de la même contrée (le Mississipi), notre voyageur avait recueilli de cette campagne pédagogique environ un millier de dollars en sus de ce qu'il avait dépensé pour son entretien, et l'autre frère

n'avait pas fait une moins bonne récolte de son côté. Il est vrai que sur ces mille dollars il n'en emportait que sept cents, car il avait dû subir les habitudes du pays, où l'on n'a pas celle d'acquitter bien régulièrement ses comptes; mais il en avait aussi profité, parce que chacun est bien obligé de faire crédit là où chacun le demande, et tout naturellement il s'était vu forcé de le demander pour le corps puisqu'on le lui demandait pour l'esprit. D'ailleurs, les trois cents dollars qu'il avait dû laisser en arrière, finirent par lui arriver et le rejoindre avec de la patience: c'est donc bien environ cinq mille francs qu'il avait, non pas dépensés, mais gagnés, en se donnant le plaisir de voir du pays; mais il ne les avait pas gagnés non plus comme d'autres voyageurs les dépensent, c'est-à-dire en dormant.

Hélas! j'en connais qui même ainsi, et même à cette fin de vacances, voudraient bien aussi un peu voyager!

[ocr errors]

LETTRES AMÉRICAINES.

UNE INTRODUCTION.

Columbus 0, 7 août 1858.

Je ne vois pas qu'il y ait grand profit, ni même grand plaisir souvent, à voyager avec des individus dont le caractère et les opinions sont connus de longtemps à l'avance. C'est commode, sans doute, mais cette commodité coûte trop cher pour ce qu'elle vaut. Elle ôte le piquant de l'imprévu, le plaisir d'une étude à faire, l'originalité des impressions dont chacun fournit sa part au commun magasin. Elle empêche surtout les jouissances que notre vanité satisfaite ne manque pas de nous donner, à mesure que nous posons pour le regard de ceux qui ne nous connaissent pas encore et que nous leur découvrons, une à une, les beautés, souvent imaginaires, parfois défauts réels, que nous soumettons à leur étude et à leur contemplation. Je ne veux pas dire que toute figure étrangère doive plaire et attirer d'abord. Une nou→ velle connaissance est un habit neuf qui, d'ordinaire, nous gêne et nous blesse de différents côtés. Mais avec un peu de patience et de travail, on s'y fait; on se complait alors à ne plus trouver constamment sous le regard les taches ou les parties rapées, et on se prend à s'apprécier davantage, à s'attribuer une valeur un peu plus grande, en reconnaissant à l'habit neuf une tournure plus gracieuse ou une couleur plus avenante.

R. S. Novembre 1858.

51

Cependant, tout le monde n'est pas de mon avis. Et comme il y en a beaucoup qui, avant de se mettre en route, aiment à faire au moins connaissance avec leurs compagnons, ne fût-ce que pour savoir d'avance de quelle provision de cœur ou d'intelligence il faut remplir le havre-sac, je crois que mieux vaudrait présenter d'abord mes compagnons au lecteur et lui expliquer le but d'une expédition que la renommée peut n'avoir pas encore publiée sur tous les chemins. Ce sera d'ailleurs bientôt fait.

Parmi deux à trois cents passagers qui remplissent le strader, un grand bateau à vapeur qui descend l'Ohio depuis Cincinati, vous pourriez facilement remarquer quatre individus dont la tournure un peu grotesque et les vêtements négligés voilent, sans le déguiser entièrement, cet air de dignité grave qui caractérise nécessairement des mandataires chargés d'une importante mission. Une mission comme la nôtre ne mérite-t-elle ce titre ? Nous allons explorer, le long et au delà du Mississipi, certains Etats de l'Amérique, l'Illinois, le Wisconsin, le Jowa, le Kansas, le Minnesota surtout, pour trouver, si c'est possible, quelque partie favorable à l'établissement d'une colonie allemande immensément grande et prospère, dans notre conviction du moins. Nous avons mission de choisir la localité et de décider ainsi, peut-être, de l'avenir de tout un peuple. Et nous sommes même autorisés à acheter quelque cent mille acres de terres, si bonne occasion se présente et si nous trouvons à faire un marché favorable.

Les parties occidentales des Etats-Unis sont couvertes de missionnaires et d'explorateurs de notre sorte. Et comme nous sommes en queue du mouvement, que mille et mille autres avant nous ont traversé dans le même but les chemins que nous allons suivre, il n'y a pas grand mérite à l'affaire. Mais l'impor tance des choses et des individus ne se mesure pas à leur valeur réelle. S'il en était ainsi, où et comment la vanité de l'homme se pourrait elle jamais satisfaire. Si donc les nombreux passagers du bateau ne s'aperçoivent pas qu'ils ont avec eux des hommes qui méritent leurs égards et qui sont dignes d'une attention particulière, ce n'est certes pas notre faute car nous nous isolons pour nous mettre en relief autant que faire se peut. Nous nous érigeons en comité permanent tantôt à une place tantôt à l'autre, dans les parties du salon les mieux expo

« PreviousContinue »