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J.-J. ROUSSEAU

ET LE SENTIMENT DE LA NATURE DANS LA SUISSE ROMANDE.

Dans un cours chaleureusement accueilli à Genève, à Neuchâtel et à Lausanne, M. le pasteur Gaberel a exposé cet hiver l'influence que les institutions de la Suisse française exercèrent sur les principes de Rousseau, et l'action de Rousseau sur le développement esthétique et social de ses compatriotes. L'auteur a bien voulu offrir à la Revue suisse un fragment de son travail, et nous profitons de sa bienveillance pour donner à nos lecteurs l'étude de l'impulsion que Rousseau imprima, dans la Suisse française, au sentiment des beautés de la nature.

Nous vivons dans une admirable vallée; nos lacs, nos collines et nos montagnes offrent les plus beaux points de vue; ces lieux si favorisés par la main du créateur, sont visités chaque année par des milliers de voyageurs, et les personnes venues des bords de l'Hudson, de la Newa, de la Tamise et de la Seine, racontent les magnificences de notre pays dans toutes les langues du monde civilisé.

Les étrangers ne sont pas les seuls qui jouissent du spectacle offert par la Suisse. Les habitants de nos contrées apprécient mieux que personne les splendeurs des paysages alpestres; tous les esprits cultivés recherchent les sites remarquables; tous les gens bien portants savourent le plaisir de la course à pied et la conquête de points de vue nouveaux. Sur tous les coteaux d'où l'on découvre les Alpes et les lacs, s'élèvent de nombreuses maisons de campagne, et les soirées où les glaciers sont à découvert, forment des moments de contemplation et de bonheur. Si notre population savoure les beautés du pays natal, des

hommes d'élite, inspirés par le spectacle étalé sous leurs yeux, ont créé, depuis un siècle, une école de littérature et une école de paysage, dont les chefs-d'œuvre se trouvent dans toutes les bibliothèques, ou décorent les musées publics et les collections des particuliers.

Bonnet, de Saussure, Topffer, Haller, Agassiz et Desor ont popularisé, par leurs écrits, les merveilles des Alpes. Delarive, Topffer, Max. Meuron, Diday, Calame et leur école, ont porté dans toute l'Europe les représentations aussi exactes que poétiques des grandes vues de la Suisse.

Ce développement esthétique, cette affection intelligente, ce sentiment universel des beautés de la nature a sans doute toujours existé, et, depuis que des hommes civilisés ont peuplé les rives de nos lacs, l'admiration pour le paysage a fait partie intégrante de la vie intellectuelle des Suisses romands. Ce fait semble naturel; toutefois c'est le contraire qui est vrai: le culte de la nature inanimée est le progrès le plus récent de notre esprit. Des siècles ont passé sans que les hommes parussent comprendre les beautés du monde extérieur étalées à leurs regards. Quelques faits prouveront l'exactitude de cette assertion.

Lorsqu'une idée domine un peuple, lorsqu'un goût caractérisé devient une habitude générale, ce goût, ce sentiment se retracent dans la littérature et les divers monuments légués par ces nations. Si les Suisses romands des anciens jours ont admiré leurs paysages, cette admiration se retrouvera dans leurs livres, leurs tableaux, leurs habitudes et le choix de leurs demeures; or, l'examen de la littérature et des produits artistiques de nos ancêtres, montre que le sens des beautés du paysage était inconnu aux classes cultivées de la société. Quelques hommes d'élite, deux ou trois auteurs, offrent seuls quelques vestiges de ce sentiment aujourd'hui si populaire.

Nous ne voulons pas dire que du temps de Jules-César les Romains n'eussent pas le sens des beautés de la nature. Ces hommes, nourris de la poésie d'Horace et de Virgile, et des pages descriptives de Cicéron, comprenaient les magnificences du monde extérieur; ils l'ont prouvé sur les rives de nos lacs, en choisissant les collines les mieux situées pour y bâtir leurs temples et leurs palais.

On pourrait ajouter que les moines du moyen-âge se montrèrent singulièrement habiles dans le choix des localités. Les

plus belles positions sont occupées par leurs forteresses et leurs abbayes. Mais si quelques esprits poétiques aimaient la rê– verie sur les esplanades des couvents, il est certain que le bon air et l'abondance des produits agricoles déterminaient l'emplacement des monastères au moins autant que les beautées idéales de la nature.

En dehors des colonies romaines et des congrégations monacales, fidèles à l'esprit de leurs fondateurs, le sentiment de lat nature se trouve très peu développé chez nos ancêtres. Au 16° et au 17e siècles on publiait des in-folios aussi facilement que nous imprimons des brochures, et les théologiens ne parlent des splendeurs de la création ni dans leurs sermons, ni dans leurs liturgies. Les livres d'histoire naturelle et de botanique sont muets touchant les merveilles des lacs et des montagnes. Les voyageurs s'occupent de l'histoire et de la législation de nos contrées, ils calculent la valeur des produits matériels, mais ils n'élèvent jamais les yeux jusqu'aux richesses des paysages. Un célèbre touriste anglais, Burnett, donne, en 1650, une excellente description de la Suisse; un auteur français, nommé Davily, compose un remarquable tableau de l'Europe. Ils consacrent des pages pleines de naïveté et de bienveillance à décrire Genève; ils admirent les fabriques de velours et de soieries; ils louent sans réserve l'état des mœurs et de l'instruction publique, mais le lac et les montagnes ne paraissent pas avoir frappé leurs regards.

Cependant nous irions trop loin en affirmant qu'au 16o et au 17e siècles les habitants de nos vallées étaient complètement dénués du sentiment des beautés de la nature. Nous avons retrouvé deux fragments qui prouvent que les âmes d'élite savaient les comprendre et les sentir1.

Voici quelques vers composés en 1588 par un magistrat genevois, Noble Duvillard; il est atteint d'une grave blessure et il écrit:

Or seul veillant pour passer mes douleurs

Et récréer, j'entreprins à trasser

Sur ce papier ce beau lac genevois

Auquel chrétiens accourent sans lasser

Pour louer Dieu, maugré princes et rois.

Calvin avait le sens des beautés de la nature, car ayant à choisir une habitation pour ses amis, «il s'inquiète de la trouver avec le plus plaisant regard qu'il se puisse. >

Plumes, pinceaux, couleurs en tous endroits
J'ai fait passer par villes et châteaux,
Villages, bourgs, par montagnes et bois,
Par champs, et prés et vignobles si beaux,
Rochers, forêts, rivières et ruisseaux :
Excusez s'il vous plaît tous les défauts.

Le plus ancien biographe de saint François de Sales a conservé le morceau suivant qui nous initie dans les impressions intimes de l'illustre théologien. Il décrit en ces mots la vue de la vallée du Léman :

« Voiron est une très-haute montagne qui sépare le Chablais du Faucigny, à l'aspect oriental de Genève. Du côté qu'elle regarde le septentrion, elle voit devant soi le grand lac Léman et presque toutes les montagnes de la Bourgogne et celles des Suisses, éloignées et distinguées par des ombres bleues. Plus près les villes et les terres de Genève et Berne, une infinité de villages, temples, châteaux, fleuves, étangs, forêts, prés, vignes, collines, chemins, et autres choses semblables, avec une si grande variété que l'œil en tire une merveilleuse récréation et ne peut rien voir au monde de plus beau. Du côté du midi elle voit par une soudaine horreur les montagnes du Faucigny, et pour leur extrémité les cimes sourcilleuses de Chamouny, couvertes d'une glace et d'une neige éternelles, en sorte que l'oeil de celui qui se tourne tantôt d'un côté tantôt d'un autre, reçoit un contentement non pareil 1. »

Enfin un voyageur célèbre, Tavernier, au 17e siècle, avait compris les beautés de nos vallées. Ses pérégrinations s. nt terminées; il a parcouru les deux hémisphères. Désireux de passer ses dernières années dans la solitude et le repos, il analyse tous les sites que lui rappelle sa mémoire; il choisit les bords du lac de Genève, et annonce en ces termes sa résolution à la société parisienne :

—«Mes amis, j'ai longtemps cherché une maison de campagne pour y achever tranquillement ma vie.

Or ça, vous choisirez la France, sans aucun doute; c'est le plus beau pays du monde, il n'y en a point qui en approche.

1 Vie de saint François de Sales par son neveu Auguste de Sales, 1632.

Messieurs, la France est un pays charmant, délicieux, j'en conviens... mais mon cœur et mes yeux sont en Suisse.

- Quoi! ce pays de glace et de montagnes stériles, dont les peuples n'auraient pas le quart de la subsistance nécessaire si les autres contrées ne le déchargeaient pas d'une grande partie de ses habitants!

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Vous connaissez très bien la Suisse, à ce que je vois, messieurs, mais telle qu'elle est, elle est pour moi le plus beau pays du monde. >>

Ainsi parlait Tavernier et ces hommes dont le petit nombre et l'isolement montrent que leur siècle ne se préoccupait guères des beautés de la création.

Un fait matériel prouve du reste surabondamment cette lacune. C'est le style et la position des anciennes maisons de campagne construites dans la Suisse romande.

Au 16o et au 17e siècles, deux classes d'habitions rurales s'élèvent dans nos vallées, c'est le château et la ferme. Le château placé dans des positions faciles à défendre, la ferme disposée pour l'exploitation agricole. Vers le commencement du 18e siécle, de 1715 à 1750, apparaissent les grandes maisons de campagne. Les Suisses-Français se sont enrichis dans d'heureuses spéculations, mais, comme effrayés de leur rapide fortune, ils s'empressent de la convertir en immeubles solides et productifs : ils élèvent les plus belles rues à Genève, à Lausanne, à Neuchàtel; ils construisent à la campagne, sous la direction d'habiles architectes, ces solides et majestueuses maisons carrées qui conviennent à merveille au climat variable de notre pays..... Le sens des beautés de la nature s'est donc développé chez nos ancêtres dès le commencement du siècle puisque ces belles et confortables demeures se multiplient alors sur nos collines et dans nos plaines!-Oui, le goût de la campagne, le goût du jardin, le goût du parc, s'est développé. Mais la notion esthétique, la notion des beautés de la nature, l'appréciation des grandeurs du paysage alpestre, ce sentiment est encore endormi. Il semble qu'un rideau perpétuel de brouillards voile le spectacle du Mont-Blanc aux habitants de la Suisse romande. Ils en sont encore aux soudaines horreurs des glaciers de Chamouny, » et la preuve, c'est que toutes ces maisons de campagne si bien construites, si élégamment ornées, quant à la pelouse et aux

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