Page images
PDF
EPUB

mais à peine a-t-il signé qu'il craint que le fournisseur ne gagne trop. Il le fait venir et lui dit qu'il va faire casser l'acte qui, d'ailleurs, ne devait être valable qu'après l'approbation du ministre. Le fournisseur lui oppose sa signature. « C'est vrai,» répond Boinod, « mais alors >> tu me donneras un pot de vin. Comment! vous, Monsieur Boinod, un pot de vin! Oui, moi je veux trente mille francs. » Le fournisseur en prend l'engagement par écrit, et, sur le premier bordereau ordonnancé à son profit, Boinod inscrit : « A déduire 30,000 > francs que le fournisseur a promis de me donner et qui appartien» nent à la République. »

D

[ocr errors]

:

» Après le vote pour le consulat à vie, ce fut le tour du vote pour l'empire. Murat apporte à Bonaparte les voix des corps de cavalerie appartenant à l'armée des côtes de l'Océan. Là, encore un vote négatif, un seul. « Quel est-il? » demande vivement le nouveau César. C'est l'inspecteur Boinod. Ah! je le reconnais : c'est un qua

ker.

>> Cette austère droiture du quaker, qui résistait au double ascendant de la gloire et de l'amitié, comment n'aurait-elle pas résisté aux séductions de l'or?

» A l'époque où Napoléon institua la nouvelle noblesse, Boinod fut présenté pour le titre de baron. Napoléon le raya, mais par un motif qui prouvait son appréciation de l'homme : - Vous ne le connaissez pas, dit-il, mais moi, je le connais il refuserait. »

» S'il faut louer Boinod pour son indépendance quand même, il faut louer aussi Napoléon de n'en avoir eu que plus d'estime pour lui.

> En 1806, Boinod fut attaché par Napoléon au ministère de la guerre du nouveau royaume d'Italie. Le décret de cette nomination adressé au prince vice-roi, était accompagné de cette note brève, mais significative: « Je vous envoie Boinod; laissez-le faire. »

» Eugène Beauharnais reconnut la valeur de l'homme qui lui était donné. Le 15 mai 1809, il lui confia l'intendance générale de l'armée italienne en Allemagne. Par décret du 20 janvier 1810, Boinod fut nommé inspecteur en chef. Il était dès lors officier de la Légiond'Honneur et chevalier de la Couronne de Fer.

>> Comme premier administrateur militaire du royaume d'Italie, Boinod avait 12,000 francs par mois pour ses frais de bureau. Au bout de quelques mois, il reconnut qu'il avait assez de 6,000 francs, et il remboursa l'excédant au trésor. Il en fut de même d'un reliquat de fonds mis à sa disposition pour les besoins du service, et qui n'avaient pas été employés en totalité. Ce reliquat montait à environ 100,000 francs. Comme il voulait le verser pareillement au trésor, l'empereur s'y opposa; mais Boinod persista, déclarant que son traitement lui suffisait.

» Napoléon n'avait pas tort de dire que des hommes tels que celuilà valaient des millions. Longtemps après, à Sainte-Hélène, Boinod était un de ceux dont il disait : «Si je n'avais eu que des serviteurs » de cette trempe, j'aurais porté aussi haut que possible l'honneur du » nom français; j'en aurais fait l'objet du respect du monde entier. >>

1 On dit que Napoléon ajouta : « Et les quakers ne prêtent pas serment. » N. d. R.

Les vicissitudes de la fortune ne pouvaient rien, on le conçoit, sur une âme qui, dans Napoléon, s'était attachée à l'homme et non pas à l'empereur. En 1814, quand Napoléon fut parti pour l'île d'Elbe, Boinod n'eut qu'une pensée, celle de l'y rejoindre. Il se rend d'abord en Suisse, y conduit et y laisse sa femme et ses trois enfants; puis, il traverse l'Italie, se jette incognito sur une barque qui portait à l'ile d'Elbe des ouvriers tanneurs, et arrive à Porto-Longone. Napoléon l'accueillit avec bonheur, mais non avec surprise. Il le chargea aussitôt de la direction supérieure du service administratif de l'île, en le laissant maître de fixer le chiffre de ses appointements. Boinod ne voulut que 3000 francs dont 900 lui serviraient à rétribuer son secrétaire et 600 à payer son domestique.

» Revenu en France, Napoléon nomma Boinod inspecteur en chef aux revues de la garde impériale, avec une allocation de 40,000 francs pour frais d'installation. Mais dans la caisse d'un des régiments soumis à sa surveillance administrative, Boinod trouve un découvert qui, précisément, montait à 40,000 francs. Sa conscience rigide aurait été forcée de signaler ce déficit i le comble avec la somme qui lui était allouée.

» Après la seconde chute de Napoléon, Boinod fut rayé des contrôles de l'armée. Le ministre de la guerre le fit appeler et lui demanda comment il avait pu suivre l'ex-empereur dans l'exil, lui dont le double vote négatif était bien connu. Boinod fait répéter la question comme s'il ne l'avait pas d'abord parfaitement comprise: «Monseigneur,» répond-il alors, j'ai protesté, il est vrai, contre la double élévation de Napoléon : aussi, n'est-ce point l'empereur que j'ai suivi, mais bien celui qui fut mon chef et mon ami. Quand j'ai vu tant de gens qu'il avait pris si bas, l'abandonner et le trahir, je me suis dit: poste de l'honnête homme est près de lui, » et je suis parti pour l'ile d'Elbe. >>

Le

» Si les calamités attirées sur la France par les Cent-Jours expliquent bien des mesures de rigueur dont ces événements furent suivis, aucune comparaison n'était possible entre la conduite de Boinod et celle des hommes qui avaient aidé an retour de Napoléon en trahissant le serment qu'ils avaient prêté à Louis XVIII. Cette immense différence ne put manquer d'être sentie, au moins dans une certaine mesure, et le 16 avril 1817, Boinod fut admis à la retraite par décision spéciale du roi. Lui qui aurait pu être millionnaire, il avait besoin de faire vivre les siens. Déjà sexagénaire, il dut accepter un emploi bien modeste en comparaison des hantes positions qu'il avait occupées. Le 1er mai 1818, il fut nommé agent de la manutention des vivres de la guerre à Paris. Dans cette place secondaire, qu'il remplit jusqu'en 1830, il sut rendre encore de grands services par les économies qu'il procura au trésor, et par les améliorations qu'il introduisit dans la nourriture du soldat. Ses opinions ou ses attachements particuliers restaient en dehors des fonctions dont il s'était chargé. Dans les journées de juillet 1830, Boinod ne négligea rien pour assurer le service des vivres aux troupes engagées dans la lutte.

»Le 31 décembre 1830, Boinod dont l'âge n'avait pas affaibli la capacité ni la forte organisation, reprit son rang dans le cadre d'activité, comme intendant militaire, et le 20 avril 1831, il reçut la croix de comman

deur de la Légion-d'Honneur. Il prit sa retraite définitive le 27 mai 1832, après quarante ans de services effectifs. Sa belle vieillesse se prolongea encore dix ans il est mort le 28 mai 1842. Le corps de l'intendance lui a fait élever au cimetière du Mont-Parnasse un modeste monument, et lui a consacré un médaillon en bronze qui représente ses traits avec cette inscription: Purè acta aetas. Sur le revers sont les mots suivants : Il eut l'insigne honneur de figurer sur le testament de Napoléon, et au milieu, ceux-ci: A BOINOD, INSPECTEUR EN CHEF AUX REVUES, LE CORPS DE L'INTENDANCE MILITAIRE. SIEGE DE TOULON. ITALIE. EGYPTE. ALLEMAGNE. ILE D'ELBE.

» Par un codicille du 24 avril 1821, le captif de Sainte-Hélène avait légué à Boinod cent mille francs; mais le légataire n'en toucha en résumé que cinquante mille, les fonds laissés disponibles par Napoléon s'étant trouvés insuffisants pour acquitter en totalité ses libéralités testamentaires. Cette somme de cinquante mille francs fut l'unique fortune de Boinod, avec sa pension de retraite et son traitement de la Légion-d'Honneur.

>> Suisse et Vaudois de naissance, comme on l'a vu, Boinod était l'ami de mon oncle, l'inspecteur général des milices du canton de Vaud; tous deux s'appréciaient mutuellement et étaient dignes l'un de l'autre. Lorsque je vins à Paris, j'avais une lettre d'introduction pour le général qui demeurait à la Manutention des Vivres, rue du Cherche-Midi. Je fus admis dans son intérieur, dans sa famille, et je pus apprécier quelle aménité et quelle bonté s'associaient aux austères qualités de cet homme vraiment taillé dans le granit. Ses manières étaient simples, sa physionomie bienveillante était empreinte de cette calme sérénité où se traduit une vie sans reproche. Sa taille était moyenne, et pleine sans trop d'embonpoint. Jusqu'aux derniers temps. de sa vie, on le rencontrait souvent, en redingote bleue, son costume habituel, faisant son petit tour de promenade dans les allées du Luxembourg; et une personne même qui ne l'aurait pas connu, n'aurait pu s'empêcher, en le voyant, d'ajouter un respect particulier au respect de l'âge.

» Le nom de Boinod n'est pas gravé sur l'arc de triomphe de l'Etoile 1.

» Cependant les services tout exceptionnels qu'il a rendus aux armées françaises ont bien mérité l'honneur accordé à ceux qui les ont commandées, et dont plus d'un était moins digne de ce glorieux souvenir. »

Et voilà comment avec le général Boinod, M. Vinet, Mme de Gasparin, nous nous sommes peu à peu laissé aller à la dérive du côté du pays et de tout ce qu'il nous rappelle, avec ces noms-là et bien d'autres, de bon, d'aimable et d'encourageant au bien. Après cette longue visite que nous venons de vous rendre là-bas, il nous faudrait

1 On y voit du moins ceux des généraux Amédée Laharpe et Reynier, Suisses aussi, et du même canton que Boinod. (N. d. R.)

maintenant revenir en toute hàte à Paris; mais il est trop tard à pré. sent pour songer à le faire par un autre convoi que celui du prochain numéro.

ERRATA DE LA PRÉCÉDENTE LIVRAISON :

Page 199, ligne 23: ennemis, lisez: amis.

TRADITIONS POPULAIRES DE L'ARGOVIE

Les traditions empreintes de superstition ou les légendes populaires sont une partie des littératures nationales importante déjà par son étendue et son universalité. Aussi, depuis un certain nombre d'années, des savants, surtout en Allemagne et dans les pays du Nord, en ont-ils fait le sujet de leurs recherches. A leur tête se placent deux hommes du premier ordre, les frères Grimm. Ceux-ci ont embrassé, dans des ouvrages généraux, la mythologie du moyen-âge et des temps plus rapprochés de nous, les cycles généraux des traditions allemandes, les fables qui peuplent le monde de l'imagination enfantine. Marchant sur les traces de ces guides, d'autres investigateurs se sont voués aux spécialités nationales. Par les soins des Panzer, des Schöppner, des Spiecker, des Sommer, des E. Meier, des Müllenhoff, et d'autres hommes de savoir et de talent, nous possédons des ouvrages sur les traditions populaires de la Bavière, de la Souabe, du Tyrol, de la Saxe, de la Silésie, du Harz, de la Thuringe, de la Friese, de Cobourg, de la Marche, de la Bohème, du Schleswig-Holstein, de la Suède, des Pays-Bas, de quelques autres contrées, sans compter les journaux scientifiques et les ouvrages littéraires où des notices éparses, en partie toutes spéciales, éclairent ce domaine.

Des littérateurs suisses, joignant à l'érudition l'amour du pays et du peuple, ont rendu des services semblables à leur patrie. A côté des noms de Wyss, de Bronner, de G. Meyer de Knonau, et de tant d'illustres compatriotes, M. Ernest-Louis RocHHOLZ a inscrit le sien avec honneur. Etranger, mais naturalisé citoyen argovien, encore plus par son dévouement et ses succès dans l'instruction publique que par un acte officiel, il a dès longtemps bien mérité de la littérature nationale. A cette heure il l'enrichit encore. Il a recueilli avec persévérance, pendant de longues an

R. S. - Mai 1858.

21

« PreviousContinue »