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LES SOURCES DU JURA.

Il n'est pas nécessaire d'être naturaliste, ni hydroscope, ni même observateur bien exercé pour savoir qu'il existe un rapport manifeste entre les sources et l'eau du ciel qui tombe sur la terre sous la forme de pluie, de rosée, de brouillard, de neige, de grésil, de grêle, etc.

A l'école, nous avons tous appris à chercher les origines des rivières et des fleuves dans les montagnes, sans doute parce qu'on suppose qu'il y pleut plus souvent que dans la plaine. Mais il peut arriver qu'il ne pleuve pas de long-temps, et pourtant nos sources ne tarissent pas complétement. Regardez ce qui se passe dans ce moment. Voici plusieurs mois que nous n'avons pas eu de pluie quelque peu soutenue. Le lac est plus bas qu'on ne l'a vu de souvenir d'homme 1; les fontaines s'en ressentent sans doute; elles ne coulent que maigrement; bon nombre sont taries, mais nos principales sources sont toujours-là, continuant à nous fournir de l'eau, et la Serrière, la Reuse, la Noiraigue, l'Orbe font encore tourner les roues de leurs nombreux moulins. D'où vient donc cette eau? Il y a longtemps que les vestiges de la dernière pluie ont complétement disparu, et si nous piochions la terre, c'est à peine si nous y trouverions encore quelque trace d'humidité ?

Nous serions à coup sûr fort mal partagés si nous n'avions pour nous abreuver et nous rafraîchir que l'eau qui reste à la surface après un jour de pluie. Les citernes deviendraient alors une nécessité générale, au lieu d'être limitées à quelques districts. Heureusement les précautions que l'habitant de nos montagnes est obligé de prendre, la nature les a prises pour nous en créant des magasins souterrains, des citernes naturelles,

1 En ce moment, janvier 1858, le limnimètre de Neuchâtel est de un décimètre au-dessous des plus basses eaux de 1832.

vraies caisses d'épargnes qu'elle forme de ses excédants pour subvenir à nos besoins, pendant que nous nous récrions contre les ennuis d'une journée pluvieuse.

Il suffit pour s'en convaincre d'observer ce qui se passe après les pluies d'orage qui sont particulièrement abondantes1. Que si à la suite d'une pluie pareille vous vous promenez le long de nos collines, vous rencontrerez bien par ci par là quelque ruisseau débouchant par les chemins de traverse. Mais ces torrents ne sont que de courte durée, et, de plus, ils ne sont nullement en proportion avec l'eau tombée. Cela est si vrai que l'on a calculé que de cette quantité d'eau qui tombe par une pluie d'orage il n'y a guères qu'un sixième qui gagne directement le lac ou la rivière. Que devient donc le surplus? La réponse à cette question est bien simple. L'eau ne peut se perdre pas plus que l'air et les autres éléments de la nature. Si donc elle disparaît en grande partie après sa chute, c'est pour se ramasser quelque part dans l'intérieur de la terre, d'où elle ne s'échappe que lentement et en quelque sorte au fur et à mesure de nos besoins. Le débit de ces réservoirs ce sont nos sources. Telle était déjà l'explication d'Aristote, le père et le fondateur des sciences naturelles.

des

Quelque sensée et naturelle que nous semble cette explication, elle a cependant été fréquemment récusée et combattue, nonseulement par les amateurs du merveilleux, mais aussi par hommes de science. On a prétendu que les sources et spécialement les sources profondes n'avaient aucun rapport avec les eaux pluviales, mais qu'elles venaient de fort loin, de grandes nappes d'eau, qu'on supposait faire partie intégrante de l'écorce terrestre, tout comme il existe des bancs de rocher, des gîtes de charbon et de minerai, et que c'étaient les masses rocheuses qui, en pressant par leur poids sur les couches d'eau, les faisaient sourdre sous la forme de sources. On alléguait à l'appui de cette théorie la diversité des sources. Si elles n'étaient que le résidu des eaux pluviales, pourquoi y aurait-il des sources salines, des sources acides, des sources sulfureuses, des sources ferrugineuses et surtout des sources thermales, tandis que l'eau

1 Pendant l'été de 1856, il est tombé à Neuchâtel jusqu'à 54 millimètres (soit deux pouces) d'eau en vingt-quatre heures, ce qui fait par conséquent plus de 1,000 litres pour un espace de 20 m. carrés.

de pluie est pourtant la même partout et à toutes les époques? On citait en outre les fontaines qui ne tarissent jamais et d'autres dont la température est à peu près invariable, même par les plus grandes chaleurs.

Nous verrons ailleurs que cette diversité s'explique d'une manière tout à fait satisfaisante par la nature des roches que les eaux souterraines traversent avant d'arriver à la surface, tout comme leur température dépend de la profondeur qu'elles atteignent dans leur trajet.

La distribution des sources est un phénomène plus compliqué, intimément lié à la nature du sol et qui peut donner lieu, sous ce rapport, à des contrastes très-frappants. Il suffit de comparer les Alpes fribourgeoises avec le Jura, le Moléson avec la montagne de Boudry ou le mont Aubert. Là-bas l'eau est en abondance, chaque hameau, chaque métairie en est suffisamment pourvu. Chaque vallon a son petit cours d'eau composé luimême d'une foule de ruisseaux et ruisselets. Voyez la Glane, la Broie, la Mentue; elles sont le produit d'une infinité de petites. sources, tout au rebours de nos eaux du Jura qui naissent tout d'une pièce et sont des rivières dès leur début.

Evidemment cette différence ne peut être l'effet du hasard. Essayons donc d'en rechercher la cause. Si nous examinons la nature du sous-sol tel qu'il se montre dans les ravins et les découpures de la surface, nous trouverons une différence notable entre ces districts: d'une part de la pierre calcaire très-dure (le roc ou calcaire du Jura), et de l'autre des roches sableuses, ou terreuses, et souvent si peu consistantes qu'elles méritent à peine le nom de roches (la molasse). Ces couches de molasse sont assez poreuses pour absorber une partie notable des eaux pluviales et en même temps assez compactes pour les retenir prisonnières et ne les égoutter que lentement. C'est pourquoi il y a des sources partout dans les pays de molasse qui sont la terre promise des hydroscopes.

Ajoutez à cela que la molasse est un sol fertile, favorable à toute espèce de végétation. Tous les coteaux y sont cultivés ou boisés, et ce manteau de verdure agit à son tour comme une éponge qui s'imprègne des eaux atmosphériques pour ne les débiter que goutte à goutte.

C'est à ces circonstances particulières que la plaine Suisse

doit d'être l'une des contrées les mieux arrosées et les plus verdoyantes de l'Europe.

Sous ce rapport, il faut en convenir, nous sommes loin d'être aussi bien partagés, nous autres du Jura. Et pourtant il pleut autant chez nous que dans la plaine, et il n'est pas nécessaire d'avoir séjourné longtemps dans nos hautes vallées pour s'apercevoir que le climat y est non-seulement froid, mais aussi suffisamment humide. D'où vient donc la pénurie de sources?

La réponse est encore ici tout entière dans la composition du sol qui n'est plus de la molasse, mais du calcaire. Or le caractère de ce calcaire, surtout dans le Jura occidental, c'est d'être à la fois très-dur et très-fracturé. Il en résulte que l'eau à peine tombée s'infiltre et disparaît.

Le roc ou calcaire de nos montagnes, comme la molasse de la plaine, absorbe donc les eaux pluviales, mais avec cette différence que, tandis que cette dernière la garde en majorité près de la surface, le roc la laisse filtrer et s'échapper à travers les fissures, les crevasses, les cavernes de toute espèce dont il est traversé. Cette filtration est tellement rapide qu'il ne reste pas même assez d'eau pour alimenter la plus petite source et que toutes nos métairies qui sont situées sur le roc doivent recourir à des citernes. La preuve que c'est bien à la qualité du sol et non à la position géographique qu'il faut s'en rapporter, lorsqu'il s'agit du régime des sources, c'est que partout où la molasse pénètre dans le Jura, elle s'y montre avec son cortége de sources et de ruisseaux. Telle est par exemple la partie centrale du Val-de-Ruz, où de nombreuses sources sortant des ravins de molasse viennent alimenter le Seyon. Il en est de même au val d'Orvins, au val de Tavannes, etc. Le plateau de Bevaix est également riche en sources, et forme sous ce rapport un contraste frappant avec la montagne, comme l'a déjà remarqué M. de Buch, lorsqu'il fit pour la première fois, il y a un demisiècle, l'inventaire des roches du canton de Neuchâtel.

Mais, me dira-t-on, il y a cependant encore quelques sources sur les montagnes du Jura, même en dehors de la région de la molasse. Ainsi le grand et riche village de Ste-Croix est doté de magnifiques fontaines. Il y a des sources jusqu'au pied de Chasseral, du Chasseron, de la Hasenmatte; il y en a derriêre Têtede-Rang (la source de la Suze) et dans une foule d'autres localités.

R.S.

Janvier 1858.

2

La présence de ces sources ne dépend pas plus que celle de la molasse, du hasard. On peut poser en fait qu'il n'y a d'eau vive sur les hauteurs du Jura que lâ où la montagne est trèsaccidentée, au pied d'un grand crêt, ou bien dans quelque profond ravin; et quand on y regarde de près, on ne tarde pas à s'apercevoir qu'elle se rattache d'ordinaire à quelque couche de marne qui s'enfonce sous le roc. Il a donc fallu pour que que la montagne crevât, cette marne pût se montrer à la surface ou du moins que l'enveloppe de roc se rompit et s'écartât, et c'est dans ces écartements, dans ces entrebâillements de la montagne, qui sont désignées plus spécialement sous le nom de combes, que les sources viennent en général sourdre. Lorsqu'au contraire la montagne est restée intacte, qu'elle forme une voûte on y cherchera régulière comme Chaumont ou le mont Aubert, vainement des sources. Nous ne sachions pas non plus que jamais hydroscope ait eu la prétention d'en découvrir en pareil lieu. Ces régions ont été de tout temps le domaine des citernes, et le seront encore longtemps. Il en est de même des flancs de les la plupart de nos montagnes. La montagne de Boudry, Aiguilles de Baulmes ont bien des sources sur leur revers nord qui est entr'ouvert; mais leur flanc sud avec ses longues rampes de roc est aussi étanche que le sommet de Chaumont.

C'est parce que ce calcaire forme la roche dominante dans le Jura occidental, que les citernes y sont si rèpandues et les sources si rares, à l'inverse du Jura oriental, où d'autres roches prennent la place de notre roc.

Mais alors où va donc cette eau qui tombe sur nos crêts et nos voûtes de roc? En est-ce fini d'elle, après qu'elle a disparu dans les fissures de nos rochers calcaires, ou bien reparaît-elle ailleurs sur quelque point où on ne s'y attend pas? Ce problême, qui a longtemps préoccupé les gens d'étude, peut aujourd'hui être envisagé comme résolu. Il n'est pas un habitant intelligent du Jura qui, en passant devant l'une ou l'autre de nos célèbres sources, telles que l'Orbe, la Reuse, la Noiraigue, la Serrière, ne se dise « voilà de l'eau qui vient de la montagne.» Nous savons en effet aujourd'hui, à ne plus pouvoir en douter, que la Reuse vient du lac d'Etaillières, la Noiraigue de la vallée des Ponts, l'Orbe du lac de Joux. Il n'y a que la Serrière sur l'origine de laquelle on puisse conserver quelque doute.

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