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qui fut un éducateur du premier ordre, parce qu'il joignait au génie de l'observation une âme tendre et maternelle.

Quelques lecteurs penseront peut-être que ces soi-disant poésies ne sont que des rimes sans trop de raison, en tout cas étrangères à l'art. Nous ne pourrions, il est vrai, toujours justifier le sens de ces chants, qui ne sont parfois qu'un amusement rhythmique ou musical : « Ce qui ne vaut pas la peine d'être dit, on le chante, » nous apprend Figaro, et de célèbres versificateurs l'ont prouvé. Les chanteurs enfants ont droit à la même liberté. Nous ne justifierons pas non plus toutes les naïvetés de langage, ni certaines locutions plus que rustiques, réprou-. vées par la délicatesse nerveuse de notre âge. Mais il y a dans le fond de ces chants une poésie, plaisante ou non, adaptée à l'imagination du premier âge, telle qu'il l'aime dans les contes fantastiques, où railleuse, comme les enfants le sont dans leurs jeux et dans les essais rimés d'une verve naissante. Une partie de l'art surtout est sensible dans les chants de l'enfance, c'est la partie musicale, le rhythme. Le langage rhythmique est aussi naturel à l'homme que les émotions du cœur et les modulations de la voix; il s'unit à elle et découle de la même source. Il jaillit de l'âme avec un art spontané; un art plus réfléchi le perfectionne. L'art primitif se révèle dans le mouvement musical et la mélodie des poésies naïves et primordiales. Des lecteurs français souriront peut-être à l'idée de musique, de mélodie, à propos des dialectes de la Suisse allemande, qu'ils entendent parler si rudement. Mais la rudesse des organes d'une partie de la population ou de quelques contrées n'est pas nécessairement l'expression d'un idiome assoupli par la poésie. De quel langage discordant ne sont pas sorties à la longue la poésie et l'éloquence françaises? De quels éléments rebelles n'ontelles pas triomphé? La poésie transfigure le langage, comme le sentiment embellit même la laideur. Les poésies allemaniques de Hébel, les chansons lucernoises de Hofliger, celles de Kuhn et les vers des deux Wyss en dialecte bernois, les recueils de productions dans d'autres branches de cet idiome, dont Göthe même s'est servi pour une chanson délicieuse de grâce et de naïveté, révélent les qualités poétiques d'un langage mé

connu.

Le caractère musical est empreint, même dans les vers obscurs que les enfants emploient, comme auxiliaires de leurs jeux;

quoiqu'ils ne les comprennent pas, ils ont le sentiment de ce caractère qui les entraîne à une modulation demi-chantante. Ce trait est encore plus marqué dans les chants destinés à accompagner la danse; ils en forment la musique et se plient avec Souplesse à toutes les sinuosités de ses mouvements. Ce mélange de chant et de danse est un des éléments les plus poétiques de la vie de l'enfance, comme de la vie du peuple; il est digne de tout l'art d'un grand poète, qui en relève le sens par des rapprochements avec le sérieux de la destinée, comme a fait Béranger dans l'Orage, chanson pathétique, drame gracieux, dont les acteurs sont des enfants.

La poésie en paroles s'allie ainsi, dans l'existence du premier âge, à la poésie en action. Les jeux complétent cette aimable existence, dont le souvenir nous reste au milieu des orages ou sous un ciel nébuleux, comme l'aspect d'un site chéri égayé par un rayon de soleil. Ces jeux ont, en effet, un caractère poétique ils offrent l'image de la réalité, mais d'une réalité sereine et transformée par la magie de l'imagination. L'amour de l'idéal et les illusions de l'esprit créateur entraînent également le petit cavalier-poète qui galoppe à cheval sur un bâton, et le poète de génie qui peint dans ses chevaliers les passions et la grandeur du moyen-âge.

M. Rochholz a consacré aux jeux des enfants la seconde partie de son ouvrage; mais il n'y a donné place qu'à ceux qui sont issus spontanément du peuple, aux productions naturelles de l'enfance des hommes et des nations, et point aux jeux inventés par des éducateurs. Là rien de factice, tout est original. Les mêmes divertissements enfantins appartiennent à toute une race, quelques-uns aussi à des races diverses. L'auteur en énumère plus de cent. Il les éclaire par des rapprochements, car les mêmes usages prévalurent dans plusieurs pays, par exemple les rondes que le peuple d'une ville ou d'un village dansait dans les soirées d'été, avec accompagnement de chants composés exprès. Cet usage subsistait encore au commencemet de ce siècle dans le Pays-de-Vaud, et un quart de siècle plus tard dans quelques villages des environs de Berne; les joyeux Fribourgeois continuaient aussi à chanter et à danser leurs Choraula que déjà au VIIe siècle saint Eloi avait défendues sous le même nom, Choraulas vel cantica diabolica.

L'émotion se mêle à la réflexion quand nous voyons nos fils et nos petits-fils se passionner aux jeux qui ont excité nos premières passions, celles de nos pères et de nos aïeux, ou dont nous pouvons même suivre la filiation à travers le moyen-âge jusqu'au temps d'Ovide, qui en parle, mais comme d'une coutume et non d'une nouveauté.

Cette ressemblance native a conduit M. Rochholz à rapprocher de loin en loin de la vaste race allemanique la race romane. Il l'a fait dans les deux parties de son livre, dans les chapitres spéciaux et dans les généralités. Parmi celles-ci, je relèverai un détail. A propos de l'allitération, ou consonnance du commencement des mots, l'auteur rapporte cette phrase telle qu'on l'entend et la lit çà et là: Le ris tenta le rat, le rat tenté tenta le ris. Les deux membres n'ont pas entre eux la correspondance symétrique de ces sortes de jeux de mots; d'ailleurs tenter le ris n'a aucun sens. La phrase est celle ci: Le riz tâté tenta le rat, le rat tenté táta le riz. La correspondance est complète, le sens clair et la regression ou reversion, comme disent, si je m'en souviens bien, les professeurs de rhétorique, est satisfaisante pour le sens, pour l'ordre des mots et pour l'oreille. Du reste l'allitération est fort rare en français, en comparaison des idiomes germaniques; ce n'est pas ici le lieu d'en déduire les raisons. On ne la trouve guère répétée que dans les jeux de mots des poètes de la fin du XVe et du commencement du XVIe siècle. M. Rochholz cite quelques locutions de Rabelais, une chanson de danse des enfants de Fiez, près de Grandson, une chanson de nourrice, et les rimes sur le loup qui ne veut pas sortir du bois; on va chercher le chien qui refuse de japper au loup, puis le bâton, le feu, l'eau, le veau, le boucher, qui tous déclinent leur office; enfin on appelle le diable qui les met tous à la raison. Ce jeu, tout enfantin en apparence, a passé de nation à nation sous des formes variées, en latin, en allemand, dans d'autres langues encore. Le texte original, disent les savants, est chaldéen, et se trouve dans une collection de chants de Pâques du peuple hébreu. Là l'animal persécuté, un chevreau, non un loup, représente le peuple juif, que ce chant conduit à travers les persécutions et les vicissitudes de sa destinée. Cela explique comment ce récit a pris place dans la liturgie juive de la Pâque, et se chante annuellement avec dévotion dans les synagogues.

Le peu de morceaux français ou romans que M. Rochholz a placés dans son livre sont faits pour éveiller l'attention de la jeunesse s'udieuse de la Suisse française sur un domaine de la littérature nationale insuffisamment exploré. Nous connaissons le dévouement de cette noble jeunesse : elle ne sera pas indifférente à un appel qui lui est adressé dans l'intérêt de la science uni à celui de la nationalité.

C. MONNARD.

LINGUISTIQUE.

Nouvelle grammaire hébraïque, analytique et raisonnée, par C. BONIFAs-Guizor. Montauban, 1855.

Nouveau système de traduction des hiéroglyphes égyptiens au moyen de la langue chaldéenne, avec l'explication des signes, par H.-J.-F. PARRAT, ancien professeur. Porrentruy, 1857.

Au nombre des sciences les plus nouvellement nées, une des plus nouvelles et des plus remarquables est celle de la philologie comparée. A juger de son avenir par ses premiers pas, on peut lui présager les plus brillantes destinées: née d'hier, elle a comme Hercule accompli de grandes œuvres dès son berceau. Il y a à peine un siècle que rien ne pouvait encore la faire soupçonner. Les recherches linguistiques du savant Court de Gébelin, faites sans méthode et ne reposant pas sur des données suffisantes, ne sont que les excursions d'un génie aventureux dans le domaine de l'arbitraire. Celles de Fabre d'Olivet, au commencement de notre siècle, sont maintenant déjà tombées dans l'oubli, et pourtant, si quelque chose leur manquait, ce n'était certes ni l'originalité, ni la grandeur; mais tout le système n'était qu'un palais bâti dans les airs, comme celui qu'Esope faisait construire pour Necténabo.

Il était réservé à des esprits plus patients et moins ambitieux de poser la première pierre de cette science nouvelle. Avant que de hardis architectes pussent élever cette tour élancée d'où un si vaste horizon devait se découvrir à l'esprit humain, il fallait que d'humbles manœuvres creusassent laborieusement les fondements obscurs de l'édifice. Deux Allemands, Adelung, dans son Mithridate, et Vater, à qui l'on doit la seconde édition de cet ouvrage, eurent la patience de rassembler à grand'peine des spécimens de toutes les langues connues et le bon sens de renoncer à toute hypothèse et à tout système préconçu de comparaison et de classification. C'est ainsi qu'ils amassèrent les

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